L’histoire tragique de ses premières années ressemble à celle de la fillette de Granby. À une différence près : la petite Marie-Ève a survécu aux horribles sévices qu’elle a subis pendant des années. Son histoire aurait pu bien se terminer, puisqu’elle a abouti chez une mère adoptive aimante et dévouée. Malheureusement, huit ans après son adoption, son histoire est l’illustration de l’échec de deux systèmes : celui de la Direction de la protection de la jeunesse et celui de la psychiatrie. Une enquête en deux actes de Katia Gagnon

Comme un animal en survie

« Elle avait l’air de l’enfant dans le film L’exorciste. »

Dix ans après sa première rencontre avec la petite Marie-Ève, alors âgée de 4 ans, Hélène n’a rien oublié. Chaque détail de cette rencontre a été gravé au fer rouge dans son cerveau.

« Elle faisait penser à un petit animal sauvage. On n’était pas capables de l’approcher. »

La femme est une intervenante du monde de la santé, dont l’expertise est reconnue, qui a vu des enfants vulnérables pendant plus de 20 ans.

Lorsque nous l’avons contactée, en mentionnant le nom de l’enfant sur laquelle nous enquêtions, il y a eu un long silence.

Ah mon Dieu. Ç’a été un des pires cas que j’ai vus dans ma carrière. Elle m’a tellement troublée, cette enfant-là.

Hélène, intervenante d'expérience du monde de la santé

Quand elle s’est approchée de Marie-Ève pour la première fois, la petite a craché comme un chat en état de survie. La fillette parlait un langage incompréhensible, fait de syllabes qui semblaient assemblées au hasard. Elle fixait souvent le plafond « avec les yeux revirés à l’envers. Typique des enfants qui sont en survie et qui ont peur », se souvient Hélène.

À l’hôpital, dans un sale état

Au moment de ces premières rencontres avec Hélène, la petite Marie-Ève habitait chez sa grand-mère. Elle y avait été placée après un séjour de près d’une semaine à l’hôpital.

Marie-Ève est arrivée au centre hospitalier en octobre 2011, en ambulance. À son admission, elle est fiévreuse, déshydratée, sous-alimentée et en manque de potassium. Elle a une infection urinaire aiguë, qui a manifestement dégénéré pendant plusieurs semaines sans être traitée, et a atteint les reins.

Les infirmières s’inquiètent de la petite patiente, qui soulève plusieurs drapeaux rouges. L’enfant est souillée, dégage une odeur nauséabonde, les ongles de ses pieds et de ses mains sont longs et crasseux. Elle pleure, elle crie, ne semble rien comprendre de ce qu’on lui dit. Elle ne répond pas quand on lui pose des questions, se contentant de répéter ce que les infirmières lui disent : cela s’appelle de l’écholalie. Elle ne mange aucun aliment solide. À 4 ans, elle porte encore une couche.

Elle se protège le visage et le corps avec ses mains lorsqu’un adulte l’approche. Elle a peur de l’eau, de la toilette, elle tente de fermer les jambes pour protéger ses parties intimes lors des changements de couche.

Note d’une infirmière au dossier médical

Ce séjour à l’hôpital a marqué la petite, relate Hélène, à qui il a fallu plusieurs rencontres pour vaincre la méfiance de l’enfant. Un jour, l’enfant a accepté de lui tenir la main. Elles se sont promenées dans les corridors de l’établissement où Hélène travaille.

« On est arrivées près d’un chariot de vêtements. Elle a vu la jaquette d’hôpital sur le chariot. Elle pointait, elle criait. Elle voulait porter une jaquette. J’ai interprété ça de la façon suivante : c’était probablement le dernier vêtement qu’elle se rappelait avoir porté lors de son séjour à l’hôpital. Ça l’a marquée. J’ai aussi interprété ça comme un objet de réassurance pour elle. Dans tout ce qu’elle avait vécu, ce qui l’avait rassurée, c’était un objet inanimé, une jaquette. La jaquette ne lui a jamais fait mal. La jaquette ne l’a jamais empêchée de respirer. La jaquette n’a jamais crié après elle. »

Un premier signalement trois ans avant

De toute évidence, ce séjour à l’hôpital a changé la vie de Marie-Ève, puisque c’est là qu’un signalement est fait à la DPJ en octobre 2011.

Le problème, c’est que ce n’est pas la première fois que le cas de cette petite fille est porté à l’attention de la DPJ. Elle avait 1 an quand, en mai 2008, son cas a d’abord été signalé.

« Plusieurs rendez-vous médicaux auraient été remis et la petite n’aurait pu être examinée par un médecin depuis sa naissance. La vaccination a été faite avec du retard. Les parents nourriraient X uniquement avec des purées lisses, ce qui occasionnerait une baisse dans sa courbe de croissance. L’enfant a un retard de développement important et les parents refusent les ateliers de stimulation, ainsi que les services du CLSC. La jeune a une croûte séborrhéique au niveau de la tête. Elle a une infection sur le siège depuis un mois et les parents n’ont pas consulté de médecin. Elle dégage une forte odeur d’urine », note alors l’intervenant de la DPJ.

La mère est très jeune : à la naissance de sa fille, elle n’avait pas 20 ans. Le père est à peine plus âgé. Les deux ont quitté l’école et n’ont pas d’emploi. La grand-mère, elle, n’a pas 50 ans à l’époque. Elle a eu de nombreux enfants.

Les faits sont fondés et le développement compromis, statuent les intervenants chargés de l’évaluation. « Elle est très vulnérable [vu] son âge. De plus, elle présente des retards de développement inquiétants et les parents ne prennent pas les moyens nécessaires pour s’y affairer, écrivent-ils dans le rapport. Le suivi de cette enfant doit se faire de façon régulière afin d’assurer les soins en lien avec ses difficultés. »

Photo Olivier Jean, LA PRESSE

Le 27 juin 2008, elle est confiée à sa grand-mère maternelle et à son conjoint.

Elle n’y restera que deux semaines et retournera vivre chez ses parents. Mais ça, la DPJ l’ignore, car aucun intervenant ne fera de visite subséquente pour s’assurer que l’enfant vit bel et bien chez sa grand-mère. Aucun suivi n’est fait pour le cas de ce bébé pourtant jugé ultra-vulnérable. En trois ans, personne n’est allé voir dans quelles conditions vivait le bébé.

Nous avons soumis les éléments du cas de Marie-Ève à celui qui a été le vice-président de la commission Laurent, André Lebon, ainsi qu’au docteur Gilles Fortin, pédiatre et neurologue, qui a œuvré pendant 20 ans auprès des enfants maltraités et négligés.

Ce cas est « un autre Granby », estime André Lebon, parce que « dans les deux cas, le réseau a échoué dans sa capacité d’évaluer les besoins de l’enfant dès sa petite enfance ».

Pour Gilles Fortin, l’absence d’intervention importante dans le dossier à 1 an était une erreur majeure. « On a attendu qu’elle ait 4 ans avant de se préoccuper d’elle. » Les commentaires complets d’André Lebon et du docteur Fortin seront publiés demain, avec la suite de ce dossier.

Nous avons également soumis le dossier social complet de l’enfant à une intervenante qui compte plus de 20 ans d’expérience à la DPJ, et qui n’est pas associée au cas, afin d’avoir un regard extérieur mais éclairé. « On a fermé ce dossier beaucoup trop vite en 2008, estime-t-elle. On a donné carte blanche à la grand-mère. » Trois ans plus tard, c’est en quelque sorte un coup de chance qui permet de rattraper l’enfant, observe-t-elle. « Si cette enfant n’avait pas consulté en urgence, elle aurait complètement passé à travers les mailles du filet », dit-elle.

L’un des cas les plus lourds de la DPJ

Dans quelles conditions a vécu Marie-Ève pendant ces trois années ? On ne les connaît pas avec précision, mais Hélène nous en donne un aperçu. « Isolée dans un berceau, pas nettoyée, pas lavée, probablement à entendre une mère qui criait. Pour ce qui est de la nourriture, qu’est-ce qu’elle a mangé ? Ce n’est pas clair. »

Chose certaine, c’était une enfant en survie. Et elle était incapable d’entrer en contact avec nous pour nous raconter ça.

Hélène, intervenante d'expérience du monde de la santé

En 2011, la seconde évaluation de la DPJ confirme la sévérité du cas. Des deux cas, en fait, parce qu’il y a désormais une petite sœur dans la maison.

« La mère mentionne que X a commencé à marcher à 3 ans. Elle a peur de tout. Elle admet un retard de langage. Madame nie que X porte des couches. Elle reconnaît que les fillettes se réveillent souvent seules le matin ; elle les laisse à elles-mêmes dans leur chambre. Elle verbalise qu’elle ne participe pas aux jeux de ses enfants. Elle donne le bain [tous les] deux jours. Elle nie que X était souillée lorsque sa grand-mère est venue la chercher, malgré les constatations du personnel médical. La mère exprime donner un verre de lait et de l’eau aux enfants. Elle réfute qu’elle nourrit ses enfants avec des pâtes au ketchup ou du pain avec du fromage. »

Le signalement est retenu. « Les enfants démontrent de la négligence sur le plan alimentaire et de l’hygiène corporelle qui représente un grave danger pour leur intégrité physique et psychologique. Il y a un manque de routines de vie et la violence du conjoint de la mère représente un danger pour la santé psychologique et physique des enfants.

« La surveillance des enfants est inadéquate », écrit la travailleuse sociale au dossier.

L’un des intervenants qui voient les enfants est frappé par le comportement de la petite Marie-Ève, qui marche souvent à quatre pattes et renifle les objets avant de les toucher. La petite est, confie-t-il à celle qui deviendra sa mère adoptive, « l’un des cas les plus lourds, sinon le plus lourd, qu’a vus la DPJ en plusieurs années ».

Et que fait la DPJ avec ces enfants, gravement mises en danger par « l’immobilisme » des parents, qui dure depuis leur naissance ? On les confie… à la grand-mère, celle-là même qui a négligé de se conformer à l’ordonnance de garde de Marie-Ève trois ans plus tôt.

De façon totalement inexplicable, le cas de Marie-Ève et de sa petite sœur, qui ont pourtant manifestement été victimes de négligence grave et de possible maltraitance de la part de leurs parents, n’est pas signalé à la police.

Jamais les parents n’ont donc dû faire face à la justice.

Un dossier de près de mille pages

Nous n’identifions aucune personne interviewée dans ce reportage, afin de préserver l’anonymat de la fillette, qui était, jusqu’à tout récemment, suivie par la DPJ. De plus, de nombreux intervenants qui ont accepté de nous parler n’étaient pas autorisés à le faire.

Marie-Ève n’est évidemment pas le vrai nom de l’enfant dont nous parlons. Mais chaque détail de son histoire a été corroboré par des intervenants qui l’ont vue, ou par des documents officiels. Nous avons pu consulter l’ensemble de son dossier médical et social, qui fait au total près d’un millier de pages.

Même si la mère adoptive de Marie-Ève et la jeune elle-même avaient signé un document autorisant la Direction de la protection de la jeunesse de la région concernée à répondre à nos questions, la DPJ a refusé de répondre à l’ensemble des interrogations soulevées par ce dossier. On invoque la Loi sur la protection de la jeunesse, qui interdit d’indiquer qu’un enfant reçoit les services de la DPJ.

Une maman pour Marie-Ève

Photo Olivier Jean, La Presse

Annie a adopté Marie-Ève il y a maintenant sept ans.

« Pas la douche. Pas la douche. »

Il a fallu mille précautions et beaucoup de patience pour convaincre Marie-Ève de prendre un bain. Quand Louise l’a accueillie chez elle, au sein du foyer de groupe qu’elle tenait avec son mari, la petite était terrorisée par la salle de bains.

La petite n’est pas restée longtemps chez sa grand-mère. Moins d’un an, en fait. La dame a rapidement rappelé la DPJ : elle n’en pouvait plus. Elle était complètement dépassée par les comportements de ses deux petites-filles. En moins d’une semaine, elle a demandé que la DPJ les case quelque part. Marie-Ève a abouti au foyer de Louise.

— Vous vous souvenez de cette enfant-là ?

— Ah oui, très clairement.

— Décrivez-la-moi.

— Elle avait des grands cheveux, très jolie. Elle faisait de l’écholalie, elle répétait tout ce qu’on disait. Elle ne pleurait jamais. En fait, elle avait carrément l’air de venir d’une autre planète. Elle n’était pas adaptée. Elle dessinait des douches, des douches, des douches. Et elle répétait constamment : « pas la douche, pas la douche ».

L’enfant était si terrorisée par les salles de bains en général qu’elle a été incapable de commencer la maternelle, cette année-là, parce qu’elle refusait catégoriquement d’aller aux toilettes de l’école. « Elle avait fait une grosse crise, elle avait super envie et ne voulait pas aller aux toilettes. On l’a scolarisée au foyer avec les éducatrices. On a adapté un programme pour elle. »

Douches glacées comme punition

Que s’est-il passé avec Marie-Ève dans la douche ? La femme qui l’adoptera s’est fait dire qu’on lui aurait donné des douches glacées pour la punir. Qu’on lui aurait mis la tête dans la cuvette de la toilette en actionnant la chasse. Mais rien de tout ça n’est clair.

Chose certaine, la petite était terrorisée par sa grand-mère, a constaté Louise. « Une fois, elle avait un rendez-vous médical et c’est la grand-mère qui est venue pour l’accompagner. Ç’a été une catastrophe, ç’a été horrible. Une crise totale, une désorganisation complète. Elle ne voulait pas sortir de la maison. Elle ne voulait pas monter dans l’auto. Il a fallu se mettre à deux pour la calmer. Ç’a été la dernière fois. On n’a plus accepté que la grand-mère l’accompagne. Jamais elle n’avait réagi comme ça avec personne. C’est la seule fois qu’elle a eu une réaction de fou comme ça. »

Pourquoi donnait-elle l’impression de venir d’une autre planète ?

C’est comme si elle découvrait tout. Tout était nouveau. La grande maison. Les escaliers. Ça, c’était une difficulté, elle avait peur des escaliers, elle avait besoin d’accompagnement pour monter et descendre.

Louise, du foyer de groupe qui a accueilli Marie-Ève

La petite tient également un langage parfois sexualisé. Marie-Ève demande aux autres filles de donner des bisous sur leurs parties génitales. Elle tente parfois de lever la robe des autres petites filles. Certains de ses comportements inquiètent le personnel du foyer, à tel point qu’un nouveau signalement est fait à la DPJ, pour, cette fois, un possible abus sexuel.

Dès le début de l’entrevue avec la psychologue, la petite demande à voir sa vulve. Pendant leur entretien, cependant, l’enfant ne dévoile aucun abus. Le signalement est donc rejeté.

Moins d’un an après son arrivée au foyer, la DPJ ferme l’établissement de Louise et de son mari, à cause d’évènements malheureux survenus dans un autre foyer de groupe. Il faut placer les enfants, et vite. Une première femme se présente pour adopter Marie-Ève.

« Elle n’avait aucune habileté parentale. On était découragés. Je les ai appelés, je leur ai dit : “Cette dame-là ne peut pas adopter, surtout pas cette enfant-là.” Elle voulait une poupée. Elle aurait été bien déçue. »

De la souffrance

Et puis, une autre femme se présente. Elle se préparait depuis des mois à adopter des enfants à l’étranger. Une intervenante de la DPJ, qui connaît les futurs parents adoptants à l’international puisqu’elle les évalue, l’a appelée. « Ça vous tenterait d’avoir une petite fille du Québec à la place ? » Annie s’est dit : pourquoi pas ? Elle est donc débarquée au foyer de Louise et de son mari.

Photo Olivier Jean, La Presse

J’ai tellement été touchée quand je l’ai vue… Elle avait l’air d’une petite fille qui avait eu beaucoup de souffrance. Elle était juste, comme… de la souffrance.

Annie, mère adoptive

La femme est venue plusieurs fois visiter Marie-Ève. « Il fallait qu’elle la voie, qu’elle s’habitue à voir sa future mère, elle venait faire des activités, au coucher… tout au long des deux derniers mois. La transition s’est bien passée. Ç’a été une bénédiction que cette femme-là arrive dans la vie de cette enfant », raconte Louise.

Un soir, quand le moment est venu de partir pour Annie, Marie-Ève, qui ne pleurait jamais, s’est mise à sangloter. « J’avais créé un lien avec elle », dit Annie.

Les parents biologiques ont tous deux donné leur accord pour l’adoption de leur fille. Lors de la signature des documents officiels, le père évoque le cas de Sonia Blanchette, cette femme accusée en 2012 d’avoir tué ses trois enfants. Il dit aux intervenants qu’il préfère les donner « plutôt que ça finisse comme ça ».

La juge Line Bachand, qui officialisera l’adoption en 2017, dit avoir versé une larme en lisant le dossier, relate Annie. Tous les intervenants qui ont pris connaissance du dossier au fil des ans s’entendent : Annie, c’est la meilleure chose qui soit arrivée dans la vie de Marie-Ève.

Dans un conte de fées, c’est ici que l’histoire se terminerait. La petite fille martyre trouve une mère qui l’aime et elles vivent toutes les deux heureuses. Mais la vie n’est malheureusement pas un conte de fées, et l’histoire tragique de Marie-Ève est très loin d’être terminée.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’accusations contre la famille ou de poursuites contre les éducateurs de la DPJ qui auraient mal fait leur travail ?

Dans le cas où un enfant a subi de la maltraitance physique, des agressions sexuelles ou de la négligence grave, la DPJ enclenche normalement un processus commun avec la police et les procureurs pour déterminer s’il y a lieu de déposer des accusations criminelles contre les parents. Cela n’a pas été fait dans le cas de Marie-Ève. La DPJ a refusé de nous en expliquer la raison.

Quant aux intervenants de la DPJ, à moins d’une négligence vraiment grossière ou d’actes commis de façon malicieuse, ils ne peuvent faire l’objet de poursuites civiles puisque la DPJ est l’un des organismes dont les travailleurs bénéficient d’une immunité pour des actes accomplis de bonne foi. Cela veut dire qu’ils sont réputés prendre des décisions dans l’intérêt de l’enfant, avec les connaissances qu’ils possèdent du dossier.

Annie a récemment déposé une plainte au nom de sa fille dans un service de police, dans l’espoir qu’elle suive son cours dans le système judiciaire. Pourquoi une plainte, après tant d’années ? « Afin de faire reconnaître ma fille comme victime, répond-elle, pour ensuite qu’elle cesse d’être une victime. » L’enquête est en cours, nous confirme ledit service de police.

Des traumatismes complexes

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Sur les murs de la salle à manger, Marie-Ève et Annie ont rédigé des phrases d'encouragement.

Que se passe-t-il dans le cerveau d’un enfant gravement négligé ou maltraité, comme cela a été le cas de Marie-Ève ? La psychologie et la neuroscience ont fait des pas de géant au cours des dernières années dans l’examen de ce qu’on appelle désormais les traumatismes complexes.

Un traumatisme complexe, c’est quoi ?

Le concept de traumatisme complexe a été développé pour rendre compte du vécu des enfants qui ont subi de la maltraitance ou de la négligence grave. « Ce sont des situations qui sont vécues en contexte relationnel, c’est un humain qui fait du mal à un autre humain dans une relation significative, ça induit plus d’éléments de trahison, plus d’insécurité dans les relations avec les autres », explique la psychologue Delphine Collin-Vézina, qui est également professeure titulaire à l’École de travail social de l’Université McGill. Pour être qualifiés de traumatismes complexes, les évènements doivent s’être produits sur une longue durée, de façon chronique. Un tort direct doit avoir été fait à l’enfant, dans des périodes développementales sensibles, soit l’enfance ou l’adolescence. « C’est susceptible de fragiliser toute la construction de la personne », résume Mme Collin-Vézina.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Delphine Collin-Vézina, psychologue et professeure titulaire à l’École de travail social de l’Université McGill

Quelles sont les séquelles que cela laisse ?

Les enfants atteints ressentent souvent des symptômes de stress post-traumatique, des séquelles sur le plan de l’attachement, dans la réponse au stress, la régulation des affects. « Les enfants présentent souvent des états de dissociation, on ne peut ni combattre ni fuir, alors on fuit dans l’esprit. Ça va induire des problèmes de comportement, et c’est souvent ça qui est la bougie d’allumage des services. Avoir eu à subir autant de moments de stress toxique, cela laisse des séquelles complexes », explique Mme Collin-Vézina.

Ces enfants peuvent-ils avoir des séquelles sur le plan neurologique ?

« La maltraitance et la négligence pendant cette période critique de développement peuvent vraiment changer la façon dont le cerveau fonctionne », répond la chercheuse et candidate au doctorat en neuroscience à l’Université McGill Claudia Belliveau.

À l’aide de la banque de cerveaux de l’hôpital Douglas, Mme Belliveau dissèque les cerveaux de personnes qui se sont suicidées et ont été victimes de négligence et de maltraitance graves durant leur enfance. Elle les compare à des cerveaux « contrôles », qui viennent de personnes sans historique de problèmes sociaux, qui sont, elles, mortes accidentellement.

Plus précisément, elle observe le cortex préfrontal ventromédian, une zone située à l’avant du cerveau, impliquée dans la régulation des émotions. Il y a un an, la chercheuse et son équipe ont démontré que les personnes qui ont subi de la maltraitance pendant l’enfance ont développé plus de réseaux périneuronaux, des structures qui se développent avec l’âge et entourent les neurones, limitant la plasticité du cerveau. Plus la personne a subi de la négligence ou de la maltraitance dans sa toute petite enfance, plus la plasticité du cerveau, et donc son adaptabilité pour toutes sortes de tâches cognitives et émotives, sera freinée.

Et une fois que ces changements sont survenus, c’est coulé dans le ciment ? « Du ciment qui n’est pas complètement sec. Ça peut être changé, mais lentement, et ça prend beaucoup d’efforts », répond Mme Belliveau.

Comment devrait-on traiter ces enfants ?

Ces enfants sont souvent catalogués dans la catégorie du trouble de comportement, à cause de leurs agissements souvent dérangeants ou troublants. « C’est une étiquette dont on ne se départit pas facilement », observe Delphine Collin-Vézina.

Mais se borner à agir sur leurs comportements est une erreur, souligne-t-elle. « On a été trop longtemps dans une approche très comportementale, qui visait à corriger les comportements sans comprendre la source, sans comprendre la souffrance des enfants, dit Mme Collin-Vézina. S’attaquer juste au comportement, c’est un peu un geste vain. Nos services commencent à se sensibiliser à cette réalité, mais c’est un changement de culture. »

Lorsqu’ils sont sensibilisés à la problématique du trauma complexe, les intervenants changent leur mode d’intervention avec les jeunes. « Ça amène les éducateurs à considérer les choses autrement, à ne pas se dire : si l’enfant agit mal, c’est parce qu’il veut mal agir. On est plus dans la compréhension. Mais le résultat le plus intéressant, c’est que ça montrait aussi que les intervenants utilisent moins de mesures exceptionnelles comme l’isolement, la contention, le retrait, qui sont potentiellement retraumatisantes. »

> À LIRE DEMAIN : La suite de l’histoire de Marie-Ève et d’Annie