« La Syrie était un beau pays… »

Dix ans après le début du conflit en Syrie, Abboud Zakko ne peut faire autrement que de parler de son pays au passé, la gorge nouée, comme on récite une oraison funèbre.

« Après 10 ans, je me dis que la Syrie n’existe plus. Je n’ai presque plus d’espoir qu’elle revive. La politique a tout détruit », me dit ce père de famille de Hassaké, réfugié à Montréal avec sa femme Nouha et leurs trois enfants.

Pour gagner sa vie, l’avocat de 53 ans travaille à l’atelier montréalais de Canada Goose. Il avoue en riant qu’il n’était pas un expert en couture avant de s’atteler à la confection de manteaux. Qu’importe. Il a appris.

Il ne peut recoudre son pays. Mais en faisant ce travail, c’est surtout l’avenir de ses enfants qu’il cherche à recoudre.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Abboud Zakko avec sa femme, Nouha (à gauche), et ses enfants, Malak, Myriam et Reham

C’était clair dans mon esprit en arrivant ici que je ne pourrais plus travailler comme avocat. Ce qui compte pour moi, c’est que mes enfants puissent vivre en paix et en sécurité.

Abboud Zakko

Lorsque la pandémie a frappé, entraînant son lot de mises à pied, Abboud Zakko aurait pu rester assis confortablement chez lui en recevant la Prestation canadienne d’urgence (PCU). Mais il a plutôt choisi de répondre à l’appel de Canada Goose pour confectionner des blouses pour le personnel soignant et les patients.

Dans l’urgence de la première vague, les employés du fabricant de parkas ont confectionné 14 000 blouses médicales qui ont été offertes dans des hôpitaux du pays. Par la suite, l’entreprise s’est lancée dans la confection de 2,5 millions de blouses, dont 400 000 au Québec.

Abboud Zakko faisait partie des quelque 150 employés des usines de Montréal et de Boisbriand qui y ont travaillé.

Pourquoi avoir fait ce choix même si c’était moins avantageux que de recevoir la PCU ? « Je sentais que c’était mon devoir. Pour redonner à la société. Pour exprimer ma gratitude à l’égard des soignants ainsi qu’à l’égard du Québec qui nous a accueillis. »

Il est particulièrement reconnaissant à l’égard des enseignants de francisation qui ont été d’une grande aide pour sa famille et lui. Il s’estime aussi privilégié d’avoir pu compter sur le soutien de l’Entraide Bois-de-Boulogne, organisme communautaire dont les bénévoles, eux-mêmes immigrants de longue date, tentent d’adoucir l’intégration des nouveaux arrivants. « C’était comme le port d’attache entre le pays d’origine et l’avenir de nos enfants. »

Il est heureux que ses enfants Malak et Reham aient pu bénéficier du programme MusiqEntraide, mis sur pied en collaboration avec le cégep de Saint-Laurent pour mettre de la musique dans la vie de jeunes réfugiés syriens éprouvés par la guerre.

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Même s’il est en deuil d’un pays qui n’est plus, Abboud Zakko sait qu’il fait partie des Syriens qui ont eu malgré tout de la chance.

De sa vie en Syrie, il ne reste que des souvenirs dans les ruines. Le pays est exsangue. Il y a eu tant de morts que l’on a cessé de les compter. Quant aux vivants, ils sont en grande majorité en mode survie et sont traumatisés.

La récession est doublée d’une crise alimentaire – 60 % de la population est menacée par la faim, 80 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Combien sous le seuil de dignité ? Combien sous le seuil du désespoir ?

Pour la famille Zakko, la décision de partir s’est imposée lorsque le groupe armé État islamique a pris d’assaut Hassaké, ville du nord-est de la Syrie, en 2015. Il y avait des menaces, des risques d’enlèvement. « Mes filles pleuraient tous les jours. La situation était devenue insupportable. »

La famille a déposé ses espoirs à Montréal un jour polaire de janvier 2016.

Les premiers temps ont été difficiles. Repartir à zéro dans un pays inconnu. Apprendre le froid, le français, les codes de la société. Composer avec de multiples deuils. Faire des sacrifices…

Tandis que sa femme, professeure d’arabe et bibliothécaire en Syrie, a décroché un emploi de soutien à domicile pour une dame âgée, Abboud Zakko n’a ménagé aucun effort pour reconstruire leur vie.

Cinq ans plus tard, l’incroyable chemin parcouru par ses enfants lui rappelle que tout cela aura valu la peine. Oui, ç’a été très dur, il ne le nie pas. Mais il ne regrette rien.

« La réussite de mes enfants est ma plus grande satisfaction. »

Son petit Malak, 10 ans, qui est en quatrième année, ne cesse de faire des progrès. Sa fille Reham, 18 ans, qui a fait du bénévolat dans un camp de jour afin d’améliorer son français, est en quatrième secondaire et trace son chemin. Son aînée Myriam, 21 ans, s’apprête à entreprendre ses études universitaires en français. Elle hésite entre les neurosciences, où elle a déjà été acceptée, et le droit, sur les pas de son père.

Au début de son exil, Myriam avait l’impression qu’elle avait laissé toute sa vie en Syrie. « Mais je sais aujourd’hui que ce n’est pas tout à fait ça. Ce sont mes parents qui ont laissé toute leur vie là-bas. Ce n’est pas moi. Moi, je peux facilement construire une vie ici. »

Elle a eu un choc en réalisant cette semaine qu’une décennie complète s’était déjà écoulée depuis le début du conflit en Syrie. « Ça veut dire que j’ai vécu la moitié de ma vie pendant que la Syrie était en guerre. Ça m’attriste beaucoup. J’espère que les 10 prochaines années ne seront pas comme les 10 dernières. »

Son père s’efforce de ne pas regarder la vie laissée derrière.

« Le jour où j’ai quitté ma maison, où je l’ai regardée une dernière fois, je me suis dit que je ne la reverrais plus. »

Ce beau pays qui n’existe plus, il tente de le chasser de sa mémoire pour faire place à la vie dont il rêve pour ses enfants.

« Car pour avancer, il faut oublier. »