Elle s’appelle Francine Gagnon. Nanou, de son surnom.

« Ça veut dire grand-maman en bengali… »

Francine, femme au grand cœur et concierge à la retraite de 70 ans, ne vient pas du Bangladesh. Mais un peu du Bangladesh est venu à elle lorsqu’elle s’est liée d’amitié avec une voisine immigrée originaire de ce pays.

C’était il y a 15 ans, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, à Montréal. La voisine était enceinte. Le jour de l’accouchement, lorsque Francine a pris la petite Samara dans ses bras, elle est devenue Nanou une première fois. Puis une deuxième, cinq ans plus tard, à la naissance de sa petite sœur Alissa.

« C’est comme si elle faisait partie de la famille ? » ai-je demandé à Samara, qui a aujourd’hui 14 ans.

« Non, ce n’est pas comme si… Elle fait partie de la famille ! On la considère comme notre grand-mère. Quand on le pouvait encore, on célébrait Noël avec elle. Dès ma naissance, elle a pris soin de moi. »

Lorsque Samara et Alissa ont pris chacune à leur tour le chemin de l’école, Nanou s’est naturellement proposée pour les aider dans leurs devoirs et leurs leçons. Dans une famille immigrée où l’on ne parle pas le français à la maison, cette aide était plus que bienvenue.

Au début, Samara lui disait : « Pour moi, le français, c’est du chinois ! »

« Francine m’a appris à écrire ! C’est une personne qui est vraiment généreuse, qui a beaucoup de patience. Elle aime les idées. Elle sait écrire des poèmes. C’est son talent spécial. »

Lorsque Samara est arrivée au secondaire, Nanou a pris sous son aile sa petite sœur Alissa qui commençait le primaire.

Bien avant la pandémie, comme la santé de Nanou déclinait – elle souffre d’une maladie pulmonaire obstructive chronique et d’une sciatique – et que la famille avait déménagé sur la Rive-Sud, le tutorat à distance s’est imposé comme la meilleure façon de faire.

Au fil du temps, Nanou a développé un système de tutorat d’une efficacité redoutable. Elle demande qu’on lui envoie par courriel les photos des devoirs et leçons du jour. Elle les consulte sur son ordinateur pour préparer son plan de match. Elle fait des recherches en ligne pour enrichir la séance de tutorat. Elle s’informe auprès de l’enseignante des défis et des progrès. Puis, de 16 h 30 à 18 h 30, elle s’assoit devant son téléphone en mode haut-parleur pour la séance quotidienne avec Alissa, qui a aujourd’hui 9 ans.

À l’école, les enseignants l’appellent « madame Francine ». En constatant le suivi impeccable qu’elle réserve à ses protégées et les fabuleux progrès qu’elle leur permet de faire, certains étaient persuadés que madame Francine était une enseignante à la retraite.

Ça fait bien rire la principale intéressée. « Si vous saviez ! Je n’ai même pas fini ma 9e année ! Je voulais devenir infirmière, mais je détestais l’école… »

C’est peut-être parce qu’elle détestait l’école qu’elle sait comment la faire aimer. Et puis, en travaillant comme concierge aux côtés de son mari, aujourd’hui décédé, c’était une forme d’école de la vie. « J’étais pendant 21 ans au même endroit, dans un immeuble de 80 logements. On en a vu, des chicanes ! Ça permet d’en apprendre beaucoup sur la psychologie. »

L’enseignante de quatrième année d’Alissa, madame Chantal, a vu à quel point l’aide de madame Francine portait ses fruits, particulièrement en français. « Avec l’aide de madame Francine, Alissa parvient à faire de très beaux textes et elle maîtrise vraiment bien cette matière. Ses résultats sont excellents. »

Les bienfaits ne se limitent pas aux résultats scolaires. « Alissa est exigeante envers elle-même et elle est une élève timide. En plus de lui enseigner des notions, madame Francine apprend à Alissa à avoir confiance en elle et à ne pas hésiter à poser des questions. »

Nanou s’en était fait un objectif, talonnant l’enseignante pour voir si sa stratégie fonctionnait.

La dernière fois qu’elle lui a demandé « Ça va mieux pour lever la main ? », elle était fière de la réponse.

« Madame Francine, on dirait qu’elle a un spring dans le bras ! »

Alissa se sent choyée d’avoir une telle Nanou. « Grâce à elle, j’ai beaucoup de bonnes notes ! Elle donne de bons trucs. »

***

Lorsque le ministre Jean-François Roberge a annoncé le 8 janvier qu’il allait lancer un programme de tutorat pour les élèves en difficulté, Nanou a décidé de prendre les devants et d’offrir ses services, sans attendre les détails que le ministère de l’Éducation a tardé à dévoiler. Elle ne s’est pas cassé la tête. Elle a simplement demandé à l’enseignante d’Alissa s’il y avait une autre élève dans sa classe qui pourrait tirer profit de son aide. Après tout, il lui restait bien un peu de temps la fin de semaine…

L’heureuse élue fut Alika, la meilleure amie d’Alissa, qui est d’origine russe.

L’élève de 10 ans est ravie. « Madame Francine est gentille. Elle est patiente. Ça m’aide beaucoup et me permet d’avoir de meilleures notes ! »

Sa mère, Lydia, a accueilli la nouvelle comme un cadeau inespéré. Elle est impressionnée par la générosité de madame Francine. « Ça ne m’était jamais arrivé d’avoir de l’aide comme ça de quelqu’un que je ne connaissais pas ! Quel altruisme ! En plus, c’est une femme tellement chaleureuse. Lorsque je lui ai parlé la première fois, j’ai eu l’impression de la connaître depuis toujours. »

Nanou souhaiterait que son initiative puisse encourager d’autres retraités qui auraient envie d’aider un élève en cette année particulièrement difficile. « C’est un beau cadeau à faire à un enfant. »

C’est aussi le souhait de l’enseignante.

« J’aimerais bien avoir une madame Francine pour chacun de mes élèves en difficulté, elle leur apporterait tant ! »

***

Nanou refuse d’être payée pour son tutorat cinq étoiles. « De toute façon, je ne me suis jamais considérée comme une tutrice ! »

Reconnaissante, la famille de Samara et d’Alissa ne manque pas de la couvrir de cadeaux, petits et grands.

Une télé intelligente qu’elle tente d’apprivoiser…

Une cargaison de chemises de nuit pour toutes les saisons, même celles qui n’existent pas…

« Moi, madame, je ne manque pas de jaquettes ! J’en ai pour l’été, pour l’hiver, en polar… »

À l’écouter, on sent que son plus beau cadeau, ce sont ces moments partagés avec ses protégées qui sont comme un baume pour elle. « C’est un désennui pour moi. Ça fait travailler mes neurones. Et ça me remplit le cœur. »

Après la mort de son mari, en 2012, Nanou, qui vit seule, ne l’a pas eue facile. Elle a senti un grand vide et une grande fatigue. Elle a sombré dans la dépression. Sa santé physique a aussi décliné. Depuis le début de la pandémie, elle a été hospitalisée quatre fois, à bout de souffle, à cause de ses problèmes pulmonaires. La dernière fois, dès qu’elle a pu trouver la force de parler au téléphone, elle a appelé Alissa qui s’inquiétait pour elle.

« Est-ce que je pourrais te dire quelque chose ? C’est tellement, mais tellement difficile, l’école, quand tu n’es pas là pour m’aider… »

Sa paye, c’est ça… Le gris du quotidien égayé par leurs discussions. La solitude brisée. Les A+ brandis avec fierté. Les éclats de rire quand les filles lui envoient une vidéo TikTok. Les peines à consoler. La confiance à tricoter. Les verbes à conjuguer. Les chiffres à multiplier. Les liens humains capables de réchauffer même le pire des hivers.