Le champion du monde Jonathan Duhamel n’est pas le seul joueur de poker professionnel qui doit actuellement se mesurer au fisc canadien.

L’Agence du revenu du Canada (ARC) réclame aussi environ 3,75 millions à trois joueurs de poker professionnels de la région de Québec : Philippe D’Auteuil, Antoine Bérubé et Martin Fournier-Giguère. L’ARC allègue que leurs millions de dollars gagnés au poker sont les revenus d’une entreprise, et non le fruit d’un jeu de hasard. Le fisc allègue aussi que les trois contribuables auraient commis une faute lourde en ne déclarant pas au fisc tous leurs revenus gagnés au poker.

Les allégations de l’ARC n’ont pas été prouvées devant un tribunal.

Pour les années fiscales 2008 à 2012, l’ARC estime que Philippe D’Auteuil a généré des revenus de 5,1 millions au poker, contre des revenus de 3,2 millions pour Antoine Bérubé et de 1,7 million pour Martin Fournier-Giguère*. La majorité de ces sommes a été gagnée au poker en ligne. L’ARC réclame qu’ils paient des impôts sur ces sommes, soit environ 2,5 millions en impôts au total pour les trois contribuables au taux fédéral de 25 %. Le fisc demande aussi qu’ils paient une pénalité de 50 % sur ces sommes pour ne pas les avoir déclarées. La pénalité totale serait ainsi d’environ 1,25 million pour les trois contribuables.

En cas de victoire de l’ARC, cette somme d’environ 3,75 millions de dollars pourrait augmenter de façon importante puisque Revenu Québec pourrait les imposer à son tour sur les mêmes sommes (aussi au taux d’environ 25 %).

En pratique, c’est une somme totale allant jusqu’à 7 millions qui pourrait être en jeu pour ces trois contribuables. Revenu Québec a déjà des litiges fiscaux devant la Cour du Québec contre Antoine Bérubé et Martin Fournier-Giguère (mais pas contre Philippe D’Auteuil).

Les trois litiges de Philippe D’Auteuil, d’Antoine Bérubé et de Martin Fournier-Giguère contre le fisc fédéral ont été entendus en même temps en septembre par la Cour canadienne de l’impôt, qui a pris la cause en délibéré et doit rendre sa décision au cours des prochains mois.

L’avocat des trois contribuables n’a pas souhaité faire de commentaires, tout comme l’Agence du revenu du Canada.

Jouer en ligne contre des « poissons »

Ces litiges lèvent le voile sur l’univers de ces trois jeunes millionnaires qui ont abandonné leurs études universitaires pour devenir des pros du poker.

Ils ont participé à des tournois aux États-Unis dont les frais d’entrée sont généralement dans les cinq chiffres. L’un d’entre eux, Martin Fournier-Giguère, a même financé 5 % des droits d’entrée du champion Jonathan Duhamel aux Séries mondiales de 2010 – un investissement qui lui a rapporté un profit de 450 000 $.

Mais la grande majorité de leurs gains, ils les font au poker en ligne en disputant des mains contre des joueurs moins talentueux et expérimentés qu’eux. Des « poissons » (fishes) en termes de poker.

C’est notamment ainsi que Philippe D’Auteuil et Antoine Bérubé ont gagné des millions de dollars au poker en ligne en quelques années.

Jeu de hasard ou entreprise ?

Le cœur du litige se résume ainsi : quand les trois contribuables gagnent des millions au poker (notamment au poker en ligne), s’adonnent-ils à un jeu de hasard ou exploitent-ils une entreprise ?

Au Canada, les gains sur les jeux de hasard ne sont pas imposables – notamment parce que c’est l’État (par exemple, Loto-Québec) qui administre traditionnellement l’offre de jeux de hasard. Si vous gagnez de l’argent au poker (par exemple, au casino ou sur le site web de Loto-Québec), cet argent n’est pas imposable en théorie.

Par contre, tout contribuable qui exploite une entreprise doit payer de l’impôt sur les profits de cette entreprise.

Si un contribuable joue au poker de façon si sérieuse qu’il exploite de facto une entreprise, il doit payer des impôts sur ces revenus d’entreprise.

Devant la Cour canadienne de l’impôt, Philippe D’Auteuil, Antoine Bérubé et Martin Fournier-Giguère ont plaidé que :

  • Le poker était un hobby/loisir pour eux ;
  • Ils n’avaient jamais exploité une entreprise en jouant au poker ;
  • Ils avaient continué à jouer au poker, une « activité de divertissement », « uniquement parce qu’il[s] [ont] eu la chance d’y faire des gains » ;
  • Au poker, le capital gagné par un joueur correspond au capital perdu par les autres joueurs ;
  • Ils n’avaient pas de système organisé pour faire des gains ;
  • S’ils avaient perdu, le fisc ne leur aurait pas permis de déduire leurs pertes.

De son côté, l’ARC estime que les trois joueurs de poker exploitent chacun une entreprise parce que :

  • Ils ont quitté leurs études pour jouer au poker à temps plein ;
  • Ils sont devenus joueurs de poker professionnels, étaient identifiés comme tels par leurs pairs et s’identifiaient eux-mêmes comme tels sur certains sites de poker et lors d’entrevues ;
  • Ils organisent leur vie « en fonction du poker », et le poker en ligne représente leur principale occupation ;
  • Ils jouent au poker de façon régulière (par exemple, Philippe D’Auteuil joue environ 275 jours par an, alors qu’il y a 250 jours ouvrables au Québec) ;
  • Ils étudient les tendances de leurs adversaires et utilisent des logiciels pour détecter leurs adversaires les plus rentables en ligne ;
  • « Seule une combinaison de talent et de beaucoup de temps peut mener à des profits aussi élevés » au poker à long terme.

Les litiges des trois contribuables abordent sensiblement les mêmes questions que le litige opposant le fisc fédéral à Jonathan Duhamel, le plus célèbre joueur de poker québécois depuis qu’il a remporté le tournoi principal des Séries mondiales de poker en 2010. M. Duhamel passera devant la Cour canadienne de l’impôt cet automne pour déterminer s’il paiera de l’impôt au Canada sur ses revenus au poker, dont son gain de 8,9 millions de dollars aux Séries mondiales.

Fournier-Giguère voulait « passer sous le radar » du fisc

En plus des impôts impayés sur leurs gains, l’ARC veut que Philippe D’Auteuil, Antoine Bérubé et Martin Fournier-Giguère paient des pénalités pour ne pas avoir déclaré ces revenus.

L’ARC allègue notamment que Martin Fournier-Giguère a demandé sur un forum de discussion de poker quel niveau de revenus annuels il devait déclarer pour « passer sous le radar » des autorités fiscales.

L’ARC allègue aussi que les trois contribuables n’ont pas conservé leurs statistiques et historiques de gains de poker en ligne sur leurs logiciels Hold’em Manager ou PokerTracker.

Les trois contribuables réfutent ces allégations de l’ARC, qui n’ont pas été prouvées en cour.

* Il s’agit des sommes indiquées par l’ARC dans ses réponses aux avis d’appel. Les deux parties n’ont pas répondu à La Presse pour savoir si ces sommes avaient été modifiées plus tard au cours du litige.

+ 30 %

Les joueurs de poker très habiles font généralement une marge de profit de 30 % sur leurs mises à long terme, selon une étude de deux économistes américains (dont le coauteur du livre Freakonomics).

- 15 %

Les joueurs ordinaires de poker font généralement des pertes de 15 %, selon cette même étude du National Bureau of Economic Research publiée en 2011.

Source : National Bureau of Economic Research