Qui va arrêter les jeunes gangsters responsables de la flambée de violence armée actuelle à Montréal ? La police, certes. Mais que fait-on pour les aider à sortir du milieu criminel ? La réponse courte : pas grand-chose. Et si d’ex-gangsters réhabilités étaient la clé ? Un projet inédit mise sur leur expertise, a appris La Presse.

« Tu vas finir mort ou en prison, Paul. »

Sa famille. Ses enseignants. Ses éducateurs en centre jeunesse. Tous lui répétaient la même chose.

À l’adolescence, Paul lui-même était convaincu qu’il ne fêterait pas ses 25 ans.

Il ne sortait jamais de chez lui sans une machette, un couteau ou un marteau.

« J’allais au dépanneur – situé à trois minutes de chez moi – et j’étais armé. Je pouvais croiser mes ennemis partout. »

Lorenzo écoute l’histoire de Paul en opinant de la tête : « Moi aussi, j’en ai pris, des couteaux à la maison. Ma mère passait son temps à les chercher. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Lorenzo (prénom fictif)

Que ces deux ex-gangsters montréalais soient toujours en vie relève du miracle. Paul a survécu de justesse à une tentative de meurtre.

Aujourd’hui, tous deux dans le début de la trentaine, ils ont pris leurs distances du milieu criminel.

Et ils viennent tout juste d’être recrutés pour participer à un projet novateur financé par la Fondation québécoise pour les jeunes contrevenants et le ministère de la Sécurité publique du Québec.

Le projet mise sur ces anciens criminels repentis pour insuffler de l’espoir aux jeunes coincés dans l’engrenage des gangs de rue.

Lorenzo et Paul (prénoms fictifs) ont accepté de rencontrer La Presse à condition qu’on ne révèle pas de détails permettant de les identifier. Pour des raisons de sécurité, mais aussi pour ne pas nuire au lien de confiance qu’ils veulent bâtir avec ces jeunes méfiants envers les autorités.

À 15 ans : une « menace » pour la société

« On doit protéger la société de toi. »

Lorenzo se souviendra toujours de ce que la juge du tribunal de la jeunesse lui a dit avant de l’envoyer à Cité-des-Prairies – un centre de réadaptation pour jeunes contrevenants à Montréal.

Il avait 15 ans. Dans sa tête, il ne se percevait pas comme une menace. S’il vendait de la drogue à l’école, c’était pour aider sa mère à payer ses factures.

S’il se tenait avec « les gars du quartier », c’est qu’il n’avait nulle part où aller après l’école. Personne ne l’attendait à la maison. Son père brillait par son absence. Sa mère rentrait tard le soir, cumulant deux emplois pour subvenir aux besoins de la famille.

Je ferme les yeux et je revois la scène […] J’aurais aimé que la juge vienne chez moi ; voir à quel point c’était tough. Ma mère qui a acheté une maison pour nous sortir du ghetto, mais qui a de la misère à la payer. Ma mère qui pleure tous les jours parce qu’elle ne sait pas comment elle va arriver.

Lorenzo

Les « gars du quartier » – qui formaient un gang de rue – sont devenus « [sa] famille ».

Tous ces gars avaient une chose en commun : « un père absent », indique Lorenzo, qui a beaucoup réfléchi aux raisons qui l’ont mené à rejoindre un gang.

« Mon père me manque. Qui dit ça à 12 ans ? Pourtant, ce sont des discussions qu’on devrait avoir, poursuit-il. Mais dans le quartier, tu ne peux pas dire ça. Il faut que tu sois tough. »

Paul et Lorenzo ont grandi dans deux secteurs différents de Montréal à la réalité semblable : coquerelles dans les logements modestes, ruelles insalubres, gars louches sur le trottoir – visage dissimulé dans leur chandail à capuchon – qui vous observent quand vous rentrez chez vous le soir.

À leur époque aussi, une guerre de gangs faisait rage, entraînant son lot de victimes innocentes. « La nuit, ce que tu entendais, c’était la police, l’ambulance, les coups de feu, décrit Paul. Tu avais 13-14 ans, tu revenais d’un chillin, rien de criminel là, puis tu priais pour rentrer chez toi en vie. »

Début 2000, tous deux se sont armés. « Pour nous protéger », se convainquaient-ils, bien qu’ils aient fini par se servir de leur arme.

Les deux ex-gangsters ont passé leur adolescence à faire des allers-retours entre la maison et le centre jeunesse. Paul s’est enfoncé encore plus loin dans la délinquance et il s’est retrouvé au pénitencier pour plusieurs années.

Retour à « Cité »

Les ex-gangsters sont retournés à Cité-des-Prairies récemment – là même où ils ont été détenus ados – à la rencontre de jeunes criminels.

Ils se sont reconnus au même âge. Même fatalisme. Même absence de rêves. Même carapace dure à percer.

Sans surprise, Paul et Lorenzo ont été accueillis avec méfiance. Ils ont choisi une approche « no bullshit » (honnêteté brutale). Ils n’ont pas transformé leur histoire en conte de fées. Ni glorifié leurs années criminelles.

« Je ne veux pas que le jeune trouve ça cool, ce que j’ai fait, et qu’il retienne : j’aurai juste à m’en sortir quand je serai tanné », lance Lorenzo.

Les deux ex-gangsters en ont bavé. Paul a gâché une bonne partie de sa vingtaine en prison. Quand il a pris ses distances de son gang – à sa sortie du pénitencier –, il s’est trouvé un boulot au bas de l’échelle.

La routine métro-boulot-dodo a été « pénible » au début. Pas mal moins payante aussi. Mais au moins, l’argent que tu gagnes, « la police ne viendra pas te le saisir », leur a-t-il fait valoir.

Et surtout, « tu ne regardes pas derrière ton épaule » chaque fois que tu sors de chez toi. Cette paix d’esprit n’a pas de prix, a souligné Paul.

Au fil de la rencontre, les jeunes se sont ouverts un peu. Ils ont posé beaucoup de questions sur les risques associés à la désaffiliation. Certains semblaient être stressés, anxieux.

« Il y a des risques à sortir de ton gang. Si tu décides de le faire, ce ne sera pas facile, mais ces risques sont moins grands à 17 ans qu’à 25 ans », leur ont expliqué les deux ex-gangsters.

À 25 ans, « tu as vu, entendu, subi et fait plus de choses graves » qu’à 17 ans, a insisté Paul. Des choses qui vont te hanter le reste de ta vie. Quand Paul a failli se faire tuer, il était avec une copine. Elle a aussi été attaquée alors qu’elle n’était pas mêlée à ses activités illicites.

À l’époque, Paul a rejeté le blâme sur la jeune fille : « Je me disais qu’après tout, elle connaissait les risques ; elle sortait avec un gangster. »

C’était sa façon de bloquer des émotions (sentiment de culpabilité, empathie) qui l’auraient amené à réfléchir à son implication dans le gang.

« Si tu commences à souffrir, à te culpabiliser, tu vas remettre en question tes choix », analyse-t-il aujourd’hui.

L’un des jeunes présents à la rencontre – visiblement peu intéressé par le 9 à 5 – leur a répliqué que le risque de se faire tirer dessus était omniprésent dans son quartier. Que tu sois dans un gang ou pas. Pour cet ado, « tu peux te prendre une balle » même si tu gagnes ta vie honnêtement « dans un McDo ».

Paul ne s’est pas laissé démonter : « Le danger de prendre une balle perdue est quand même pas mal moins élevé que celui de te faire tirer dessus si tu restes dans le gang. »

Les ex-gangsters leur ont livré le message qu’ils auraient aimé recevoir à l’époque : « Tes actions ne te définissent pas. Il n’est pas trop tard. Tu as du potentiel. »

Vulnérables sous leur carapace

« Malgré leur façade rebelle, dure, les jeunes affiliés à des réseaux criminels ont des vulnérabilités. Ils vivent souvent dans des conditions difficiles, explique le praticien chercheur René-André Brisebois, de l’Institut universitaire Jeunes en difficulté. Sauf que c’est rarement le regard qu’on porte sur eux. On braque les projecteurs sur eux quand la violence augmente, mais quand est-ce qu’on s’en occupe, sinon ? »

Ces jeunes responsables de la flambée actuelle de violence par armes à feu « ont perdu espoir en leurs capacités et en la société aussi », affirme le chercheur spécialisé dans les gangs de rue.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

René-André Brisebois, coordonnateur du Centre d’expertise de l’Institut universitaire Jeunes en difficulté du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

Les intervenants en position d’autorité – éducateurs, enseignants, travailleurs sociaux – peinent à les « rejoindre », ajoute M. Brisebois. Les jeunes vont se méfier des intervenants « du système », car ils craignent les répercussions judiciaires d’éventuelles confidences.

D’où l’idée de leur présenter des gars comme eux qui s’en sont sortis et qui ne portent pas de « chapeau légal ».

« On serait très hypocrites de les juger », souligne d’ailleurs Paul.

Le projet – baptisé ACTES – est une initiative de l’Institut universitaire Jeunes en difficulté à laquelle participent des partenaires communautaires (l’Anonyme, PACT de rue) et institutionnels (une école secondaire et le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal).

Le projet en est à ses balbutiements. Cet automne, Lorenzo et Paul sont en formation continue et en stage dans les différents milieux partenaires. Les deux « pairs aidants » sont « continuellement accompagnés et encadrés », insiste M. Brisebois, de l’Institut universitaire Jeunes en difficulté. Ils seront plus tard déployés dans des milieux (école, centre jeunesse, etc.) où l’on s’inquiète pour un jeune alors que ce même jeune est fermé aux interventions traditionnelles.

Des modèles positifs « qui leur ressemblent » : c’est ce dont les deux ex-gangsters ont cruellement manqué plus jeunes. Ils ont grandi en voyant le dopeboy (vendeur de drogue) ou le fraudeur faire un « 10 000 [$] live » devant eux, raconte Lorenzo.

Leurs « exemples de réussite » paradaient avec plusieurs femmes à leur bras ; exhibaient leurs bijoux et leurs liasses d’argent. Dans leur entourage, des hommes présents pour leur famille – « avec une seule femme » – et qui gagnaient bien leur vie de manière légale, ils n’en connaissaient aucun.

Lorenzo considère qu’il n’a jamais été un « bon criminel », mais il ignorait tout de ses forces, de ses talents. « Je ne me suis jamais senti bien au fond de moi. Que ce soit drogue, fraude, prostitution, bagarre, confie le trentenaire. Quand j’étais tout seul avec moi-même, je me disais : “Yo, tu es sûr que tu veux vivre comme ça toute ta vie ?” »

Jeune, Lorenzo aspirait à devenir le prochain Denzel (Washington). Jamais il n’en a parlé « aux gars du quartier ». « Les gars m’auraient répondu : “Ça ne donne rien de rêver. On est coincés ici.” »

Pas d’argent frais pour la prévention… pour l’instant

Pour « casser la vague de fusillades », la ministre de la Sécurité publique du Québec, Geneviève Guilbault, a récemment annoncé 90 millions de dollars – de l’argent essentiellement destiné aux corps policiers de la province. Au moment de cette annonce baptisée opération Centaure, aucune nouvelle somme n’a été promise pour appuyer les groupes communautaires chargés de faire de la prévention de la criminalité. La ministre a toutefois assuré que la prévention faisait aussi partie de sa stratégie de lutte contre la violence liée aux armes à feu. « La réalité, c’est que les gangs de rue se nourrissent souvent de réalités socioéconomiques difficiles. Nous devons donc aussi miser sur l’action communautaire et le travail social », a-t-elle écrit dans un message destiné aux Québécois sur sa page Facebook.