Rien n’avait préparé Jasmine à cela : sa fille adolescente – belle, brillante et bien entourée – est tombée sous le joug d’un proxénète. Comme beaucoup de parents dont les enfants sont victimes d’exploitation sexuelle, la mère a failli y laisser sa santé mentale. Récit de sa quête pour « sauver » sa fille.

Sa fille traînait en permanence un gros sac à dos.

L’adolescente de 17 ans avait beau fréquenter le cégep, quelque chose clochait.

Mais quoi ?

Son sac semblait beaucoup trop rempli pour assister à un cours de philosophie.

Il y avait aussi de nouveaux faux ongles. Une nouvelle couleur de cheveux. Et un copain qu’elle tardait à lui présenter.

Un soir, l’adolescente est rentrée à la maison avec un gros hématome sous un œil. Elle a dit qu’elle était tombée, puis a changé de sujet.

Jasmine* n’y a pas cru. Sa fille, qui avait toujours été si transparente, l’évitait depuis quelque temps.

La mère a décidé d’ouvrir le sac à dos. À l’intérieur, un « kit de prostituée » composé d’une jupe courte, d’une camisole et de talons hauts.

On est une bonne famille, tissée serré. Ça arrive juste aux autres, ces affaires-là. Ça ne peut pas m’arriver à moi.

Jasmine

Sa fille avait obtenu son diplôme d’un collège privé montréalais réputé l’année précédente. Elle entamait son deuxième trimestre de cégep. Elle avait le même petit cercle d’amies – très soudées – depuis le début du secondaire. Elle possédait sa propre voiture.

« Ma fille ne manquait de rien », raconte la quadragénaire, qui gagne très bien sa vie comme chargée de projet pour une multinationale.

« Tu vas me renier », lui a d’ailleurs lancé sa fille, ce soir-là, avant d’éclater en sanglots.

Sa mère avait fait son éducation sexuelle. Elle lui avait fait toutes les mises en garde nécessaires. « On avait même écouté Fugueuse ensemble », lâche-t-elle.

Le piège

Et pourtant, sa fille brillante est tombée dans le piège tendu par un beau jeune homme dans la vingtaine, rencontré dans un party. Cet inconnu est rapidement devenu un « bon ami », à l’écoute. Or, s’il était si présent pour recueillir ses confidences, c’était pour mieux cerner ses faiblesses et les exploiter.

Au départ, Jasmine en a voulu à sa fille d’être tombée dans un tel piège.

« À mes yeux, c’était de sa faute », raconte la mère de famille.

Et sa fille – elle-même – se culpabilisait beaucoup.

Le jeune homme lui a fait pitié. Expulsé de chez ses parents, il disait être sans le sou. Il lui a proposé de devenir escorte pour l’aider à se sortir de la rue. Elle a d’abord refusé, mais le garçon a insisté.

Le proxénète lui a vanté « l’argent facile ». Ils se partageraient les revenus en parts égales, a-t-il promis.

Ce n’est pas ce qui s’est produit. La jeune femme « faisait » entre deux et six clients par jour, deux ou trois jours par semaine. Avec ses traits juvéniles et son corps menu, nul besoin de préciser aux clients qu’elle était mineure.

J’en veux tellement à ces abuseurs-là. Sans clients, il n’y en aurait pas de prostitution juvénile.

Jasmine

L’adolescente se rendait parfois chez le client avec sa propre voiture, question d’épargner les frais d’une chambre de motel. Et c’est le proxénète qui empochait l’argent. Il lui donnait à peine de quoi payer l’essence alors qu’elle lui rapportait en moyenne 400 $ par jour.

Après un mois de ce régime, la jeune fille a annoncé à son « amoureux » qu’elle n’en pouvait plus. Il fallait que ça cesse. Ne lui avait-elle pas fourni assez d’argent pour qu’il se paie un logement ?

Le proxénète est alors entré dans une colère monstre.

Il l’a frappée, l’a menacée et l’a insultée. Tout ça s’est déroulé dans la chambre de la jeune fille alors que sa mère était absente de la maison.

L’adolescente n’a jamais été capable de dormir à nouveau dans sa chambre.

« Je ne savais pas quoi faire »

Le soir où elle a découvert le contenu du sac à dos, Jasmine a conduit sa fille au poste de police de quartier. Il était tard. La porte du poste était verrouillée.

« Je ne savais pas quoi faire », se souvient la mère. Elle a alors aperçu un policier assis à l’intérieur d’une voiture dans le stationnement du poste. Elle a cogné à sa vitre : « Aidez-moi, ma fille est victime d’un proxénète. »

L’adolescente va tout révéler à la police. Le proxénète sera arrêté rapidement, non sans s’être pointé à la porte de la victime, l’implorant de retirer sa plainte. « Il jouait la comédie, se rappelle Jasmine. Il voulait qu’on le prenne en pitié. »

La jeune fille n’a presque rien dit à sa mère de son mois d’enfer. Elle l’a d’ailleurs avertie : « Si je dois témoigner devant le tribunal, je refuse que tu rentres dans la salle d’audience. »

Jasmine s’est sentie frustrée d’être tenue dans l’ignorance. Elle aurait voulu tout savoir. Elle a compris plus tard que sa fille tentait ainsi de la « protéger ».

En tant que mère, elle avait terriblement peur d’être jugée. « Ce n’est pas le genre de choses que tu racontes au travail, autour de la machine à café », décrit-elle. Le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) lui a alors offert d’intégrer un groupe d’entraide et d’intervention pour les parents d’enfants victimes d’exploitation sexuelle.

Elle a assisté à la première rencontre à reculons. « Je m’attendais à voir plein de monde pucké, du monde qui n’avait pas su comment s’occuper de leur enfant, raconte-t-elle. Je m’étais dit que je ne me reconnaîtrais pas parmi eux. »

Elle y a plutôt rencontré des parents exactement comme elle, bienveillants, habités du même sentiment d’impuissance. Dans le groupe, il y avait une enseignante, un policier, un fonctionnaire.

« Ce groupe m’a sauvée, raconte Jasmine. Sans lui, je ne serais pas saine d’esprit aujourd’hui. »

Techniques de sauvetage

« Dites-moi comment sauver mon enfant. »

C’est la première chose que les parents de jeunes victimes d’exploitation sexuelle demandent au CAVAC.

L’organisme a vite réalisé que ces « victimes indirectes » avaient aussi besoin d’aide.

Sur l’ensemble des personnes victimes d’exploitation sexuelle à qui le CAVAC de Montréal est venu en aide, 12,7 % étaient mineures.

Le premier groupe de soutien et d’intervention aux parents a été mis sur pied en 2019 à Montréal en collaboration avec les deux autres CAVAC de la région métropolitaine. Depuis avril dernier, l’offre a été étendue à toute la province grâce aux séances virtuelles.

Tous débarquent avec la « crainte immense » d’être jugés, confirme le criminologue Marc-André Bonneau, qui a participé au développement du projet. Ont-ils fait « quelque chose » qui a pu mener leur fille à devenir escorte ? se demandent ces parents avec appréhension.

Le CAVAC offre aux parents des outils « pour se sauver eux-mêmes » afin qu’ils aient ensuite l’énergie pour « tenter de sauver leur enfant », explique M. Bonneau.

Le criminologue leur donne l’exemple d’un avion qui s’écrase. Selon les conseils de sécurité, l’adulte doit enfiler son masque à oxygène avant d’aider son enfant à enfiler le sien.

Le mot « tenter » est important ici.

Les parents réalisent vite qu’il n’y a pas de « solution miracle ».

Leur enfant ne pourra pas nécessairement être sauvé.

Dans ces séances, les parents apprennent à « lâcher prise », à « donner de l’air » à leur jeune pour maintenir un lien – même ténu – avec lui.

Même si la pression provient d’une personne qui lui veut du bien, une victime d’exploitation sexuelle n’a pas besoin de « pression supplémentaire », elle subit déjà celle du proxénète, poursuit le criminologue.

Au sein du groupe, les parents s’échangent des trucs. Comme celui de partager un mot de code avec son adolescente ; mot que cette dernière pourra texter si elle se sent en danger, et surtout, sans que son proxénète se doute de quelque chose.

Il est malheureusement très courant que la victime fugue pour retrouver son exploiteur.

Et les parents s’entraident également à faire le deuil de l’avenir dont ils avaient rêvé pour leur progéniture.

Jasmine fait partie des parents « chanceux dans leur malchance » – comme elle dit.

Sa fille a quitté le milieu de la prostitution. Mais elle n’en est pas sortie indemne. Elle a été incapable de reprendre ses études. Elle a beaucoup de difficulté à bâtir une relation de couple saine.

La mère de famille ne rejette plus la faute sur sa fille pour ce qui est arrivé. « Ces gars-là sont des professionnels de la manipulation », comprend-elle désormais. « Mettez votre peur d’être jugé de côté et allez chercher de l’aide », lance celle qui se décrit aujourd’hui comme un « parent survivant ».

« La pointe de l’iceberg »

« Nous ne voyons que la pointe de l’iceberg », a souligné la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs dans son rapport déposé à l’Assemblée nationale en décembre 2020. « Établir le nombre de victimes mineures est difficile », y précise-t-on. Dans un portrait dressé en 2013 à partir de données provenant des corps policiers, le Service du renseignement criminel du Québec note que les données officielles sous-estiment l’ampleur du phénomène en raison de son caractère occulte et du nombre restreint de dénonciations, ajoute-t-on. Parmi les 437 victimes d’exploitation sexuelle recensées dans les données du Module d’information policière entre 2002 et 2013, 39 % étaient mineures. Ces statistiques font seulement état des cas qui ont fait l’objet d’arrestations ; il n’est pas possible de savoir si ce taux était représentatif de la réalité, note le rapport.

Pour obtenir de l’aide si vous êtes un parent dont l’enfant est victime d’exploitation sexuelle : www.cavac.qc.ca/contact ou 514 277-9860, poste 2020

* Le prénom de la mère est fictif pour protéger l’identité de sa fille.