D’entrée de jeu, on doit le constater. Les véritables gens d’affaires, les entrepreneurs, sont rarissimes en politique. On trouvera une longue liste de députés, de ministres ayant un profil économique, mais bien souvent, ils sont issus du secteur public, du droit, des institutions financières.

Les déboires récents de Pierre Fitzgibbon, forcé de quitter le Conseil des ministres à cause de ses intérêts dans deux sociétés privées, font renaître un vieux débat au Québec. Les chefs d’entreprise, les entrepreneurs font-ils de bons politiciens ? Surtout, les règles qu’on leur impose sont-elles nécessaires pour endiguer tout risque de conflit d’intérêts ?

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Pierre Fitzgibbon, député caquiste de Terrebonne et jusqu’à mercredi ministre de l’Économie

Ancien ministre libéral, David Whissell a son idée là-dessus. Il avait été forcé de quitter le Conseil des ministres de Jean Charest en 2009 parce qu’il ne voulait pas se départir de ses intérêts dans l’entreprise familiale, une entreprise de revêtement qui faisait des affaires avec Transports Québec.

« Il y a une grande injustice dans ces règles », s’insurge M. Whissell, qui ne regrette pas d’avoir quitté complètement la politique en 2011.

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David Whissel, en 2009

J’aurais pu posséder 1 million de dollars d’actions de Bell Canada et n’avoir aucune obligation si je les plaçais dans une fiducie sans droit de regard. Mais pour une entreprise privée, c’est différent, il faut céder, vendre son patrimoine.

David Whissell, ancien ministre libéral du Travail

Le Québec a failli avoir un rendez-vous percutant avec ce débat. Pierre Karl Péladeau, chef du Parti québécois, ne voulait pas se départir de Québecor, l’entreprise qui lui avait été léguée par son père. Légalement, l’héritier était même tenu de la conserver. Son départ surprise de la politique a évité un débat juridique qui aurait pu être long et difficile.

Des « mésadaptés »

« Les gens d’affaires sont des mésadaptés du monde politique », résumait jeudi, d’emblée, Daniel Paillé. L’ancien collaborateur de Jacques Parizeau était passé par la suite à la Caisse de dépôt et placement, puis chez Québecor, avant d’aller chez Canam Manac après une année comme ministre péquiste. « Il y a une incompatibilité entre la façon de réfléchir et de décider des gens d’affaires et le monde politique. En affaires, on décide sur-le-champ de ce qui doit être fait, il n’y a pas une armée pour freiner une décision arrêtée », rappelle-t-il. « En affaires, deux plus deux font quatre. En politique, c’est parfois différent, ça dépend s’il y a du vent », observe M. Paillé, ironique.

Issu du monde des communications, le libéral Pierre Arcand observe aussi le fossé entre le monde des affaires et la politique. « Jean Charest le disait : la politique est un métier qui s’apprend. Quand tu es dans les affaires, c’est toi le patron, tu décides. Arrivé en politique, tes attentes doivent être moins grandes, les décisions prennent du temps. »

M. Arcand avait dû se départir des intérêts qu’il détenait dans une entreprise de publicité : « J’avais sur le dos les péquistes Stéphane Bédard et Agnès Maltais », dit-il. « Quand je me suis lancé en politique, ces débats [sur les intérêts dans des entreprises] n’existaient pas. Les règles qui touchent M. Fitzgibbon n’existaient pas encore. J’ai vendu, ça fait partie de la vie ! », résume-t-il.

À l’inverse, on comprend que les gens issus du monde des affaires n’ont pas nécessairement la sensibilité nécessaire pour survivre en politique, sans réparties cassantes aux questions des journalistes.

Ici, les exceptions restent bien rares. Christian Dubé avait été élevé à la dure comme dirigeant de Cascades, sous les frères Lemaire ; il s’est révélé un politicien conciliant, attentif aux considérations politiques. François Legault, ex-patron d’Air Transat, avait connu un parcours semblable ; sous Lucien Bouchard puis sous Bernard Landry, ministre de l’Éducation puis de la Santé, M. Legault voulait partout instaurer des indices de performance. Son obsession, typique du secteur privé, est disparue.

Aux élections de 1985, Robert Bourassa avait misé gros sur son équipe économique. Paul Gobeil, Pierre Fortier et Pierre MacDonald étaient avantageusement connus dans le monde des affaires à Montréal. Les trois vedettes furent élues, mais bien vite déçues. Le trio quitta la vie politique après un mandat seulement. Ancien patron de Provigo, M. Gobeil surtout ne faisait pas mystère des frustrations qu’il avait vécues comme président du Conseil du trésor et comme ministre des Relations internationales. Il était vite redevenu administrateur satisfait chez Domtar et Métro-Richelieu.

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Robert Bourassa (au centre) et Paul Gobeil (à droite), en octobre 1985

Quand on regarde attentivement, on constate que bien des ministres « économiques » n’ont jamais été entrepreneurs. Sous René Lévesque, Guy Joron venait du secteur financier, tout comme aujourd’hui Eric Girard, ancien trésorier de banque. Les Pierre MacDonald puis Jacques Daoust et Clément Gignac étaient vice-présidents de banque. Bernard Landry était avocat, Monique Jérôme-Forget était psychologue ; les deux étaient surtout issus de l’administration publique, tout comme Michel Audet, ancien mandarin à Québec. Jacques Léonard ? Il était comptable. Yves Séguin ? Fiscaliste. Sous Pauline Marois, le Trésor relevait de l’avocat Stéphane Bédard, les finances du professeur Nicolas Marceau. La regrettée Élaine Zakaïb, au Développement économique, était une avocate qui était passée par le Fonds de solidarité FTQ.

Sous les libéraux comme sous les péquistes, bien des ténors économiques n’étaient aucunement des entrepreneurs, n’avaient jamais eu à faire face à un « payroll », selon l’expression consacrée.

Bien avant M. Legault et M. Dubé, certains entrepreneurs ont pourtant eu du succès en politique. Passé au PQ, l’ancien chef de l’Union nationale Rodrigue Biron avait dirigé l’entreprise familiale, la Fonderie Sainte-Croix, avant de diriger des firmes à Calgary et à Oakville. Il a laissé sa marque à l’Industrie et au Commerce, même si sa tentative de privatiser la SAQ a échoué. On l’oublie, mais Gérald Tremblay, ancien maire de Montréal, avait eu du succès en affaires, contribué au sauvetage des caisses d’entraide économique, puis créé la chaîne de boutiques Dans un jardin.

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Rodrigue Biron (au centre) discutant avec Pierre Marc Johnson, en 1980

Les véritables entrepreneurs ont connu des fortunes diverses au PQ. Jean-Guy Parent, un industriel qui avait battu Robert Bourassa dans Bertrand en 1985, avait fait ses valises à l’arrivée de Jacques Parizeau. En 1989, Laurent Denis, un industriel de Saint-Hyacinthe, était présenté comme la vedette économique du parti. Il avait été battu par 3000 voix par le député libéral, Charles Messier, ancien fonctionnaire.

Beaucoup de gens d’affaires sont tentés par la vie publique, mais hésitent finalement à faire le saut. Robert Dutton, ex-patron de Rona, a été courtisé bien des fois. Alexandre Taillefer aurait pu choisir sa circonscription pour le PLQ, mais il est resté en retrait – il a refusé une demande d’entrevue. Même chose pour la sommelière Jessica Harnois aux élections générales de 2018. Pierre Fitzgibbon lui-même, quelques semaines avant la campagne électorale, avait affirmé à La Presse qu’il ne serait pas candidat. Il a finalement fait le saut. Pas certain qu’il prendrait, aujourd’hui, la même décision.