S’il était encore en vie, P. H. Bryce ne serait pas très surpris d’apprendre la découverte d’une fosse commune de 215 enfants derrière un ancien pensionnat autochtone.

Déjà, il y a 100 ans, il parlait du « crime » du Canada.

Le 19 juin 1907, le bon docteur Peter Henderson Bryce remit un rapport de 19 pages au gouvernement fédéral sur les « écoles indiennes du Manitoba et des Territoires du Nord-Ouest ».

PHOTO D’ARCHIVES

Le rapport de Peter Henderson Bryce de 1907

Il commençait son texte en vantant le travail héroïque des missionnaires qui, en faisant vie commune avec les peuples aborigènes, avaient entrepris de les sortir de la vie « sauvage » pour en faire des sujets de Sa Majesté.

Le médecin était un avant-gardiste en matière d’hygiène publique. Ce n’est pas pour rien qu’il avait été nommé responsable de la santé publique aux Affaires indiennes.

Mais comme on vient de voir, il ne contestait nullement l’idée répandue chez les élites « éclairées » de son milieu selon laquelle il valait mieux arracher les enfants autochtones de chez eux pour les faire éduquer proprement.

Pendant trois ans, il a fait le tour des pensionnats. Il a posé des questions. Il a compilé des statistiques. Notons qu’on est au tout début de cette opération d’assimilation massive qui a commencé à la fin du XIXsiècle, et qu’on a appelée un génocide culturel 150 ans plus tard.

« Il semble que des 1537 élèves de 15 écoles qui ont fonctionné en moyenne 14 ans, 7 % sont malades ou en mauvais état, et 24 % ont été déclarés morts », observe-t-il stoïquement.

PHOTO NICHOLAS RAUSCH, AGENCE FRANCE-PRESSE

Une fosse commune de 215 enfants a été retrouvée derrière l’ancien pensionnat autochtone de Kamloops, en Colombie-Britannique.

Les professeurs et directeurs et même les médecins étaient enclins à minimiser ou à remettre en question le sérieux de la situation, observe le médecin-enquêteur.

Le DBryce déplore que malgré son insistance, la plupart des écoles ne lui aient pas fourni de données. Mais d’une école en Alberta où il a reçu des données absolument certaines, il observe que 69 % des enfants sont morts. La maladie : la tuberculose. La cause : l’inacceptable insalubrité des institutions.

Pour économiser sur le chauffage, les enfants vivent dans des espaces mal aérés. Ils ne reçoivent à peu près aucun soin.

Il note aussi le manque total d’exercices, une « nécessité élémentaire », pourtant. Il observe qu’à Saint-Albert, la mère supérieure a découvert que la seule manière d’obtenir l’attention des élèves indiens était de jouer du tambourin.

Le rapport n’est pas écrit comme ceux d’aujourd’hui. Les informations les plus bouleversantes sont à la toute fin de ce bref aperçu plein de chiffres. Mais même à l’époque, les journaux avaient noté l’état scandaleux dans lequel étaient maintenus les élèves de ces pensionnats, supposément pour leur bien.

Les années ont passé, rien ne fut fait, et le DBryce devint de plus en plus en colère. Après sa retraite, il publia en 1922 The Story of a National Crime – l’histoire d’un crime national. Ce n’est plus un employé du gouvernement qui parle. C’est un homme indigné par l’inaction et la complicité du gouvernement fédéral.

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L’indifférence la plus complète a continué. Rien ne l’explique mieux que Le peuple invisible, de Richard Desjardins – c’est gratuit, sur le site de l’ONF. Il a grandi en Abitibi, tout à côté des Anishnabe. Sans les connaître. Il va à leur rencontre. Il les fait raconter leur histoire. Une histoire qui se déroule dans notre cour, derrière une sorte de « mur invisible ».

On y voit la dépossession.

On y entend 3 mères qui à elles seules ont vu partir leurs 22 enfants.

On y entend d’anciens élèves de ces pensionnats. Ils racontent leur départ en autobus, sans aucune idée de l’endroit où ils allaient, et où tout le monde pleurait. Ces gens-là n’ont pas 150 ans. Ça se passait dans les années 1950, 1960… Eh oui, au Québec aussi.

Il y en a eu moins au Québec, pour toutes sortes de raisons (notamment démographiques, le Québec comptant la plus faible proportion d’autochtones de toutes les provinces sauf l’Île-du-Prince-Édouard). Mais il y en a eu. Et ils n’étaient pas fondamentalement différents.

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Le gouvernement fédéral a présenté ses excuses pour les pensionnats, en 2008, sous Stephen Harper. Le plus grand règlement dans une action collective a été conclu, impliquant aussi les communautés religieuses. Une grande commission de Vérité et Réconciliation a été mise sur pied. Elle a sillonné le Canada. Des centaines de témoignages ont raconté ces arrachements familiaux. Cette acculturation. Les agressions sexuelles. La violence des prêtres. L’interdiction de parler sa langue. Les enfants disparus sans explication. On a parlé de 3200 enfants morts de négligence ou de mauvais traitements. Impossible d’avoir le vrai chiffre…

Alors pourquoi, tout d’un coup, en découvrant cette fosse commune, est-on étonné, choqué, ému ?

Tout d’un coup, on voit.

On imagine.

On ne fait pas seulement « savoir ». On ressent. Comme avec la vidéo de Joyce Echaquan.

Deux cent quinze petits corps enterrés derrière une école de Colombie-Britannique. Sans sépulture. Sans registre. Sans nom. Ils avaient 3 ou 7 ou 11 ans. Ils sont morts en 1897 ou en 1911 ou après.

Le moins qu’on puisse faire est de continuer à chercher, partout au Canada. Dans notre propre cour, dans les pensionnats et foyers du Québec.

Pour regarder les crimes de notre passé en pleine face.