Jérémie* a lu ma chronique sur la création des maisons de chambres afin de subvenir aux besoins des sans-abri, un concept défendu par Denis Coderre, candidat aux prochaines élections.

L’homme est propriétaire d’une maison de 17 chambres située en banlieue de Montréal. Il m’a demandé de protéger l’identité du lieu et de ceux qui y vivent.

Parmi sa clientèle, il y a deux personnes qui travaillent à temps plein, six ou sept retraités « qui n’ont probablement jamais travaillé plus de cinq ans dans leur vie » et un jeune homme que Jérémie qualifie de « paresseux ».

Dans ce groupe, il n’y a qu’une seule femme, une ancienne toxicomane et prostituée qui tente de s’en sortir. Son fils, qui a atteint l’adolescence, vit dans une famille d’accueil. Il vient parfois visiter sa mère. « Il souffre d’un retard mental dû sans doute à la drogue dont sa mère a fait usage quand elle était enceinte de lui », dit Jérémie.

Il se consomme beaucoup de bière dans cette maison. De la drogue ? On ne sait pas. En tout cas, il est formellement interdit de le faire.

Ces gens ont un point en commun. À part ceux qui sont en condition de travailler, ils ont tous des problèmes de santé mentale.

Jérémie

Jérémie a acheté cette maison de chambres avec un ami il y a trois ans. Ce vaste bungalow a cette vocation depuis de nombreuses décennies. Elle est d’ailleurs reconnue ainsi auprès de la municipalité où elle se trouve.

Quand ils ont fait l’acquisition de la maison, les deux propriétaires ont consacré beaucoup d’énergie à peindre l’intérieur, à tenter de rendre coquettes les cours avant et arrière. Jérémie et son partenaire d’affaires se sont rapidement découragés.

« Six mois plus tard, on avait l’impression que ça faisait vingt ans que ça n’avait pas été peinturé, dit Jérémie. On est rendu qu’on fait le strict minimum pour maintenir ça salubre et sans bibitte ! Ils démolissent tout. J’ai dû changer quinze fois les bols de toilette parce que quand ils sont chauds, ils se tiennent dessus et les arrachent ! Il y a un chambreur qui est schizophrène. Il est gentil comme tout, mais quand il se fâche, il arrache la cuvette. »

Je suis allé visiter les lieux en compagnie de Jérémie. Une odeur de renfermé et de malpropreté nous accueille. Sur le mur de l’entrée, on aperçoit un grand trou, signe d’un excès de rage d’un occupant. Au rez-de-chaussée, comme au sous-sol, d’étroits couloirs sont bordés de portes numérotées. Les chambres sont exiguës. Il y a juste assez de place pour un lit à une place, un bureau et une table.

Nous saluons un occupant. Il émerge d’un labyrinthe. Sa chambre est remplie d’un nombre incommensurable d’objets qu’il a trouvés dans la rue. C’est le « ramasseux » du groupe. « Il rapporte plein de choses qui encombrent la cour », dit Jérémie.

Nous sortons par la porte arrière. La cour est en effet jonchée de vieux meubles en fin de vie. Au fond, il y a un carré de terre. Certains cultivent un jardin quand arrive l’été.

Je demande à Jérémie si c’est facile de créer des corvées de groupe. « Il y a un petit groupe qui embarque, les autres ne font rien. On essaye de faire ça avec eux, on leur offre la pizza après. Je pense qu’ils apprécient. »

Jérémie me montre la maison qui est à côté de la sienne. « Cette voisine n’arrête pas de se plaindre. Elle appelle régulièrement la municipalité et la police. Elle souhaiterait faire fermer la maison. Mais elle ne peut rien faire. »

Les choses se passent plutôt bien avec la municipalité. « J’espère bien, dit Jérémie. On lui sauve le cul. Les organismes communautaires me téléphonent quand ils ne savent plus quoi faire avec un itinérant. »

Jérémie avait une petite idée de ce qui l’attendait en achetant cette maison. Mais il a rapidement découvert que son rôle allait au-delà de celui du propriétaire qui vient récolter une fois par mois les chèques d’environ 360 $ de chacun des occupants.

Il est un accompagnateur, un confident et, parfois même, un travailleur social.

Malgré tout cela, Jérémie ne regrette pas ce choix. « Ces gens iraient où ? Ils seraient dans la rue ou dans un parc de la rue Notre-Dame. D’ailleurs, quand j’ai vu les gens qui campaient l’été dernier dans Hochelaga, je me suis dit que c’était exactement ma clientèle. Ils sont abandonnés par les membres de leur famille qui n’ont pas envie de s’occuper d’eux. »

Étonnamment, il règne une grande stabilité dans le roulement des chambreurs. En trois ans, seulement deux nouveaux locataires se sont ajoutés au groupe. « C’est sûr que ça se chicane parfois, dit Jérémie. Particulièrement les soirs d’été où il fait chaud. Mais pour le reste, ils forment une grande famille. En fait, c’est une famille de 17 personnes dysfonctionnelles. »

Malgré les problèmes, les défis ou les appels qu’il reçoit quand une crise éclate, Jérémie croit que le concept des maisons de chambres est une formidable idée. « Si on se lance là-dedans, il faudrait cependant que ça soit encadré, qu’il y ait une surveillance. Il faudrait retrouver des travailleurs sociaux et un concierge. »

Ce point de vue rejoint celui de la mairesse Valérie Plante qui, interrogée à ce sujet jeudi lors d’un point de presse sur les diverses solutions mises de l’avant par son administration, n’a pas fermé la porte à cette formule. « En autant qu’il y ait de l’accompagnement », a-t-elle déclaré.

Jérémie croit que pour une large part de la population itinérante, des appartements sociaux ne sont pas une sinécure. « Ces gens ont parfois besoin d’une simple chambre. Ils ne possèdent presque rien. Ils sont bien à vivre en commune. Ça leur fait voir du monde. »

Cette expérience a complètement changé le regard que posait Jérémie sur l’itinérance. « Je me suis rendu compte à quel point j’avais des préjugés. Comme beaucoup de gens, je me répétais : “quand tu veux, tu peux”. Or, ce n’est pas vrai. »

Pendant que nous discutions dans la cour, un chambreur est sorti pour demander à Jérémie de venir voir un truc qui n’allait pas dans sa chambre. Il a dit : « Tu passeras chez nous quand tu auras deux minutes. »

Il ne lui a pas dit de passer dans la chambre numéro machin-truc, il lui a fièrement dit de passer chez lui.

À défaut d’être propriétaire d’un appartement ou d’une maison, cet homme est locataire d’une petite chambre de rien du tout. Il loue l’espoir, celui qui lui permet de conserver sa dignité.

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*Jérémie est un prénom fictif.