Julie m’a écrit le 12 avril dernier, à 15 h 20. Un long message, venu du cœur, mû par la peur, la peur qu’une femme qu’elle connaît se fasse tuer par son conjoint.

La femme s’est confiée à Julie, qui devinait que derrière l’image de la famille parfaite, quelque chose clochait. Petit à petit, la femme s’est confiée sur ce qu’elle vivait à la maison.

Julie travaille dans un organisme communautaire. C’est là qu’elle a fait connaissance avec cette femme, pour qui elle a peur.

Les coups, la violence psychologique, le contrôle financier absolu. Ce qu’il lui a dit qu’il fera si elle le provoque – car ce sera sa faute à elle –, si elle le pousse à bout : la tuer, elle ; tuer les enfants…

« Je tiens à elle, m’a écrit Julie, je tiens à sa vie, je tiens à celle de ses enfants. Son histoire me touche, ses marques m’atteignent, bien au-delà de ma simple sensibilité professionnelle.

Je suis surtout hantée par la question suivante : est-ce que ce sera elle, la 9? 

Julie

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Je suis sorti chamboulé d’une lecture récente, celle du livre de la Montréalaise Liz Plank, Pour l’amour des hommes(1). Désormais établie aux États-Unis, elle a exploré le thème de la masculinité pour cet essai publié en 2019 et qui vient d’être publié en version française.

Chamboulé, car la culture, c’est fort. Et la culture qui crée les hommes, partout dans le monde, c’est puissant. Liz Plank plonge dans la création des codes masculins, ici et ailleurs, de tous les temps, de toutes les cultures, de l’âge de bronze à l’ère numérique.

Être un vrai homme, c’est quoi ?

Un des codes universels qui transcende les cultures et les époques : ne pas montrer de faiblesses, ne pas être vulnérable, ne pas montrer de douleur, jamais. Ça souffre pas, un homme. C’est imbriqué, répandu ; de tribus soudanaises aux banlieues floridiennes, en 2021 et en - 2500 : un homme, c’est fort, c’est juste fort.

Tout ça rejette la vulnérabilité, ce travers qui est supposément la province des femmes. Liz Plank y va d’une image drôle et triste qui définit la masculinité rigide :

Même si un homme était capable de soulever des poids de 300 livres et de lutter contre un ours affamé d’une main tout en tenant du jerky dans l’autre, il suffirait qu’il commande un cocktail qui vient avec une cerise pour qu’on remette sa masculinité en question…

Liz Plank dans son livre Pour l’amour des hommes

Car un vrai homme, ça boit de la bière, du whisky, du scotch, de la vodka, pas des drinks-de-filles. Le martini aux cerises honni par les hommes est métaphorique, résume Plank, qui cite la psychologue Esther Perel : « Dans toutes les sociétés, la masculinité repose sur le rejet du féminin… »

Je suis sorti chamboulé de cette lecture touffue parce que c’est confrontant, je n’avais à peu près jamais réfléchi à la masculinité, ou presque. J’ai aussi été formé par ces codes millénaires qui forment la vision de ce qu’est – de ce que doit être – un homme.

Chamboulé car forcément, là-dessus, en lisant Pour l’amour des hommes, j’ai réfléchi à la masculinité que j’ai donnée en exemple à mon fils.

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J’ai rencontré Julie. Ce n’est pas son vrai nom.

Elle m’a raconté sa vie, mille métiers ; mille bonheurs. Comment elle en est venue à bosser dans cet organisme communautaire, que je ne vais pas identifier non plus, pour des raisons évidentes.

Elle m’a raconté ses peurs, pour cette femme, des peurs qui sont constantes, qui l’habitent, littéralement jour et nuit : « Quand je me lève la nuit pour aller au petit coin, je prends mon téléphone et je regarde si elle m’a écrit, toujours avec une boule au ventre… »

La femme a son numéro, son courriel. Elle peut contacter Julie. Elles ont des codes pour dire les choses sans les dire. Julie appellera la police si certains mots sont écrits, dits. Craindre pour la vie de cette femme fait désormais partie de la vie de Julie.

Je vous entends d’ici : Julie pourrait appeler la police, non ? Julie a consulté des policiers sur la marche à suivre, sur ce qui pourrait aider cette femme, pour sa vie d’après, si elle décide de fuir…

Mais la plainte doit venir de cette femme. Julie, d’ici là, ne peut rien faire. La police non plus.

Julie m’a parlé du manque de ressources dans le communautaire, du décalage entre le discours du premier ministre Legault, qui a interpellé les hommes pour que cesse la violence, et le budget du gouvernement quelques semaines plus tard, budget qui ne contenait que des grenailles pour les organismes qui aident des femmes violentées et les hommes violents(2).

Julie est revenue à ses peurs…

M. Legault, quand il se lève la nuit, il n’a pas peur que Horacio Arruda, disons, se fasse tuer. Cette peur que des femmes se fassent tuer, elle repose sur qui ? Elle repose sur du monde comme moi.

Julie

« Et les intervenantes, dans le communautaire, elles sont déjà épuisées. Je me sens à bout. C’est terrorisant de porter cette peur, de pas savoir si cette femme sera OK. Je ne sais pas si son mari va le faire, s’il va la tuer. Mais je sais qu’il peut le faire. »

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Pour la radio, la semaine passée, j’ai interviewé une survivante de violence conjugale, Anna Quinn(3). Je lui ai demandé si, un jour, cette violence qui tue les femmes disparaîtrait. Sa réponse : c’est comme si vous me demandiez si la violence pourra être éradiquée un jour…

J’ai aussi interviewé un criminologue, Frédéric Ouellette, qui a remarqué dans ses recherches un dénominateur commun chez les hommes qui agressent leur blonde, leur épouse : ils ont souvent par ailleurs des casiers judiciaires pour des violences sur d’autres personnes. La violence, donc, les accompagne partout. C’est, selon le criminologue, un outil. Parfois, leur seul outil.

En écrivant cette chronique, j’ai pensé à ce slam magnifiquement sombre de David Goudreault (4), Lettre aux petits gars qui seront des hommes, sur la violence des hommes. Extrait : « Sers-toi de ta tête, quand ton cœur se brise, serre-moi dans tes bras, range ta corde, sers ton gun, serre-moi dans tes bras, hurle… Pis braille… Braille fort… Fort comme un homme, mon gars. »

Combien d’hommes se sont tués – et ont tué – parce qu’ils ne peuvent serrer un autre homme dans leurs bras, parce que ça se fait pas, parce qu’un homme, ça braille pas, ça n’a même pas mal, parce que les mots qui nomment la douleur, la tristesse, la déception… C’est juste pas dans leur coffre à outils ?

Julie, encore : « Quand est-ce qu’il va y avoir une meilleure acceptation que c’est OK d’aller chercher de l’aide, les hommes ? Que ça ne compromet pas… votre virilité ? »

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Julie espérait que dans cette chronique, je parle aux gars. Vaste programme. Je ne sais pas si elle en sera satisfaite. Je ne sais pas si j’ai les mots, ici, qu’elle souhaitait lire.

Je sais juste ceci : les millions pour les maisons d’hébergement pour femmes violentées et les organismes pour les hommes violents vont aider, c’est sûr, il faut faire plus…

Mais est-ce assez ? Est-ce que ça va à la racine du mal ?

Quand on parle du financement des « ressources » en violence conjugale, j’ai toujours l’impression qu’on parle de sécurité routière sous le prisme de la qualité des coussins gonflables.

Julie m’a écrit le 12 avril, à 15 h 20. Je la cite, elle qui était terrifiée par tous ces féminicides, ces femmes tuées parce que femmes : « Je suis surtout hantée par la question suivante : est-ce que ce sera elle, la 9? »

Et ce jour-là, avant le coup de 17 h, c’était partout dans les nouvelles : un 9e féminicide venait d’être découvert.

C’était pas la femme pour qui Julie a des craintes.

Depuis, on a atteint le cap des 10. Ce n’était pas celle pour qui Julie a des craintes.

Qu’importe : chaque femme tuée, ça tue un peu Julie, chaque fois.

1. (Re)lisez notre entrevue avec Liz Plank

2. (Re)lisez le texte « Violence conjugale : plus de places et de postes dans les maisons d’hébergement »

3. Regardez la vidéo du Devoir

4. Écoutez Lettre aux petits gars, de David Goudreault

(Re)lisez le texte « Violence conjugale : ces hommes qui tuent des femmes »