Michel Bédard a écrit à la main sur des feuilles lignées le nom de 350 personnes et il s’est rendu dans la forêt.

Ce sont toutes les personnes mortes de la COVID-19 qu’il a « transportées » pendant la première vague.

Michel était transporteur funéraire. Il préfère dire croque-mort. C’était pour l’une de ces firmes qui sont appelées par un salon funéraire pour aller chercher un corps à l’hôpital, dans une maison, sur un bord de route, sur une scène d’accident, enfin, là où les gens meurent.

« C’est un métier tabou. Personne ne veut en parler. Mais tout le monde veut savoir comment ça se passe. Qu’est-ce qu’ils vont faire avec mon corps ? »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Michel Bédard a été croque-mort durant la première vague de la pandémie de COVID-19.

Il a adoré ce métier.

« La dernière chose que tu vas faire pour une personne, c’est de la transporter. »

Souvent, les proches sont là. Ils veulent parler. « Ils disent : comment je vais faire sans elle, sans lui ? Ou : c’était ma raison de vivre. Une dame un jour, seule avec son mari de 85 ans, m’a dit ça. Je l’ai prise dans mes bras, qu’est-ce que tu veux, la pauvre dame… »

Des fois, les gens veulent dire adieu. Parler encore un peu avec celui qui s’en va dans son linceul de plastique enveloppé d’une housse en velours.

Les transporteurs font un salut. Et le fourgon s’en va au salon funéraire, ou à la morgue quand c’est une « affaire de coroner » — et qu’il y a enquête.

Les défunts sont dans un état de vulnérabilité totale, ils sont sans défense. C’est important de bien s’en occuper, de ces gens-là, de les protéger, de les réconforter. Ce n’est pas religieux, c’est juste une forme d’humanité envers des gens qui sont dépourvus.

Michel Bédard

Il a pris l’habitude d’écrire leur prénom sur le linceul. Il leur parle doucement. « Venez-vous-en, Céline, venez-vous-en, Gérard, c’est le temps d’y aller… »

« Les bébés, je ne les mettais pas sur la civière, je les prenais dans mes bras. Ils étaient morts-nés à l’hôpital. Je ne l’ai jamais dit, mais je les baptisais. Je leur donnais un nom. Je trouvais ça important. Peut-être que c’était la seule fois qu’ils seraient pris dans des bras… »

Puis la COVID-19 est arrivée.

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Il revoit souvent ce jour où « ça » a commencé. Il arrive au CHSLD vers 20 h. Les employés sortaient. « Les infirmières me disaient : “Entrez pas là ! C’est dangereux !” »

Il est entré dans cet édifice de quatre étages comme on monte dans un navire déserté en train de dériver. Il restait deux employées. « J’avoue que j’ai eu peur. Je me disais : qu’est-ce qui nous arrive ? Est-ce qu’on va tous mourir ? On n’avait aucun équipement de protection, pas de masque, pas de jaquette… »

Ensuite, tout est allé si vite. Dans une journée ordinaire à Montréal, une équipe fait de 3 à 7 transports. Là, c’était 15 par quart de travail. Elle ne fournissait pas.

De CHSLD en CHSLD, le même abandon, les mêmes corridors sinistres. Et de chambre en chambre, tous ces gens morts sans le moindre soin. Des instantanés insoutenables de leurs derniers moments, comme des corps figés par la lave d’un volcan qui aurait tout englouti.

Des fois, il voyait les dernières larmes qui avaient séché sur leurs joues. Des gens au corps crispé, orteils recroquevillés. D’autres en position fœtale.

Un jour, il allait chercher un jeune homme de 20 ans à l’hôpital. Le lendemain, son père, dans la chambre d’à côté.

À la fin de la première vague, il était affecté à deux hôpitaux. C’étaient des allers-retours continus. Des gens morts seuls, souvent sans personne pour leur tenir la main.

« Ces visages-là, tu t’en souviens. Ça me revient comme des flashbacks. »

Pour se calmer en revenant à la maison, il écoutait des épisodes de Star Trek.

« Ça se passe dans un vaisseau spatial, ils ne sont pas sur la Terre… »

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J’ai découvert son compte Twitter au plus fort de la première vague. Il racontait sa journée. On pouvait voir deux ou trois jours à l’avance l’hécatombe s’aggraver ou ralentir. « Quelqu’un, au gouvernement, m’a dit qu’il se servait de mon compte comme d’un indicateur. »

Mais, après la deuxième vague, quand il a commencé à parler sur son compte des suicides et à faire des extrapolations sur la gravité de l’état psychologique général, il a reçu un avertissement. Puis une lettre de congédiement.

Et depuis deux mois qu’il a cessé de faire ce métier, on dirait que tout lui revient comme une vague.

Plusieurs fois pendant l’entrevue, il a pleuré, lui qui n’avait pas pleuré une seule fois pendant les trois années où il a vu la souffrance humaine au quotidien, lui qui a tout vu, des gens morts dans leur sommeil aux ados qui se plantent dans un fossé à 170 km/h, en passant par les personnes assassinées. Il n’avait pas versé une larme. Il fallait faire le travail dignement, professionnellement. C’était la peine des autres, pas la sienne, après tout.

 « C’est vrai qu’il faut être un peu spécial pour faire ce job-là ?

— On est tous des crisse de fous ! répond-il en riant. C’est des gens comme moi qui vont être attirés par ça. Moi, j’ai passé ma vie isolé, j’étais un fantôme à l’école, je suis parti en secondaire III, ils m’ont appris à écrire et à compter ; pour le reste, je me suis débrouillé. »

Il a été chauffeur d’autobus, puis pompier à temps partiel, avant d’être croque-mort.

À 50 ans, on lui a diagnostiqué un syndrome d’Asperger. « J’aurais aimé le savoir avant, j’aurais vécu avec moins de culpabilité de ne pas aimer ce que tout le monde aime…

« Moi, les morts, je les aimais. Ils ne me jugeaient pas. J’écrivais leur nom, et ça me rapprochait d’eux. »

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Michel a donc placé ces feuilles où il a écrit à la main le nom de tous « ses » morts de la pandémie. Plus celui de Joyce Echaquan.

Dans une sorte de rituel inventé, il est allé les confier à une grande pruche, pour que « la forêt les accueille ». Un dernier transport dans la nature. De petites funérailles invisibles, une sorte d’hommage personnel, comme pour compenser des adieux qui n’ont pas pu se faire, comme pour participer à un deuil inaccompli.