Le théologien québécois Jean-Guy Nadeau étudie la question des agressions sexuelles depuis 40 ans. Il fera paraître mercredi le livre Une profonde blessure, dans lequel il s’insurge notamment contre la demande que les victimes pardonnent à ceux qui les ont offensés.

Vous rapportez plusieurs déclarations récentes d’archevêques et de cardinaux qui minimisent la gravité des sévices sexuels commis par des prêtres. Comment se fait-il qu’ils n’aient pas compris qu’aujourd’hui, ce n’est plus admissible ?

Tous ne sont pas comme l’archevêque de Syracuse, qui disait en 2015 que « 7 ans est l’âge de raison » et que donc un enfant plus vieux était coupable de ses actions. Mais il s’agit de gens qui ont tous la même formation ou presque, alors ils vivent dans un monde un peu à part. Quand le pape François, après avoir accusé les victimes chiliennes de mentir, a dit qu’il avait été trompé, j’ai tendance à dire : « Chéri, tu les as prises où, tes infos ? Auprès du nonce apostolique ? » Écouter seulement les gens comme soi est un bon exemple du cléricalisme que dénonce François.

Vous écrivez qu’il n’y a pas plus de cas d’agression sexuelle chez les prêtres catholiques que chez les protestants, bien que ces derniers aient le droit de se marier, ou même que dans d’autres groupes similaires dans la société. Et pourtant vous réclamez la fin du célibat des prêtres.

C’est très difficile à confirmer, mais on dit que dans l’État de New York, la décision de fixer une prescription de 20 ans pour les crimes sexuels ne visait pas seulement à protéger les prêtres, mais aussi les enseignants des écoles publiques. Il est certain que l’Église catholique est vulnérable parce qu’elle garde les archives sur ses prêtres pendant très, très longtemps. Si quelqu’un a dénoncé un enseignant à un directeur d’école il y a 30 ans, il n’y aura probablement pas de traces de cette dénonciation. Pour ce qui est du célibat, je pense que le problème est plutôt une conception de la sexualité. C’est comme l’absence de femmes dans la hiérarchie, c’est une partie du problème, mais pas la cause principale. Il faudrait que la sexualité fasse partie de la vie quotidienne des prêtres, comme respirer.

On a pourtant beaucoup dit que Jean-Paul II a réhabilité la sexualité avec sa « théologie du corps ».

C’est vrai, mais seulement à l’intérieur du couple. Pour Jean-Paul II, le prêtre doit représenter le Christ dans toutes les facettes de sa vie. C’est délirant.

Vous parlez longuement de la question du pardon.

On demande aux victimes de pardonner même si les autres ne se repentent pas. Le problème, c’est le Notre Père : « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Imaginez si c’était « comme nous pardonnons à ceux qui se sont repentis ». Originellement, c’était « remets-nous nos dettes, comme nous remettons les dettes des autres ». Je libère mon agresseur de sa dette pas parce qu’il m’a fait mal, mais parce que moi je lui ai fait du bien. On passe de la dette au pardon. Les victimes ont déjà beaucoup de mal à se pardonner d’avoir été victimes.

Avez-vous été en contact avec des victimes ?

Je ne suis pas moi-même victime. J’ai des amies qui ont été victimes de prêtres alors qu’elles étaient adolescentes. Pour l’une, c’était à 12 ans et elle s’est suicidée il y a trois mois. Pour l’autre, à 14 ans, et on dirait que ça n’a rien changé dans sa vie. J’ai rencontré une troisième victime plus récemment, à cause d’un autre de mes livres. Elle ne me l’a pas dit tout de suite. C’était la femme la plus rayonnante que j’aie connue. Voilà un an, elle s’est confiée, et je lui ai demandé de lire mon chapitre sur la guérison. Par la suite, elle s’est suicidée. La figure du prêtre est tellement importante pour certains enfants. Heureusement, il y en a qui sont élevés autrement. J’ai travaillé avec des femmes prostituées il y a 40 ans et je dirais que 80 % d’entre elles avaient été victimes d’inceste. À l’université, beaucoup de mes étudiants avaient été victimes et m’en parlaient. Je les orientais au besoin vers un psychologue et je travaillais avec eux sur Dieu. Les psychothérapeutes ne savent pas comment traiter Dieu, soit ils ont beaucoup de respect, soit ils sont méfiants. Tu peux respecter le père d’un patient et quand même l’aider à travailler sa relation avec son père.

Et avec des prêtres abuseurs ?

J’ai un collègue qui a été reconnu coupable d’abus en première instance et non coupable, pas innocent, en deuxième instance. Il a fait un livre sur son expérience. Je ne le vois plus beaucoup. Un autre prêtre est venu me voir parce qu’il regardait de la pornographie juvénile. J’ai accepté de le recevoir et de l’écouter et lui parler comme à un être humain. Je dois l’écouter si je veux qu’il avance. Mais je suis plus à l’aise d’écouter les victimes. Il y en a dont c’est la job d’écouter les agresseurs, un collègue à Rome avec qui j’écris un livre fait cela. C’est très embêtant d’être sympathique avec des gens qui font ça, c’est dur de les écouter. J’ai un chum qui a été aumônier de prison 38 ans. Il trouvait que les détenus n’étaient pas des saints, mais il faisait leurs funérailles, leurs mariages, le baptême de leurs enfants, en espérant qu’ils deviendraient des êtres meilleurs.

Vous commencez votre livre en affirmant que vous n’avez pas été personnellement victime de sévices sexuels par des prêtres, mais vous racontez que vos oncles, en apprenant que vous alliez au séminaire, ont fait des blagues sur les prêtres qui allaient vous « taponner ».

C’est arrivé une seule fois. Les rumeurs ne les dérangeaient pas, même si j’ose espérer que s’ils avaient su exactement ce qui se passait, ils ne l’auraient pas accepté. À l’époque, l’Église était la seule institution qui s’élevait contre les abus d’enfants. Mais elle acceptait ce comportement de la part des prêtres, pour peu qu’il ne fasse pas scandale. C’est quand même renversant que l’Église, la seule institution à avoir protégé les enfants pendant des siècles, se fasse prendre les culottes à terre.