Quand une étudiante a dénoncé Verushka Lieutenant-Duval sur Twitter, début octobre, l’Université d’Ottawa s’est empressée de la remercier, assurant que le langage utilisé par sa prof était « offensant et complètement inacceptable » dans une salle de classe.

À ce moment-là, on aurait pu se dire : voilà une réaction un peu rapide. Peut-être l’établissement espérait-il apaiser les esprits. Sans doute fera-t-il enquête. Sûrement entendra-t-il la version de son employée.

Mais non.

Deux mois après ce qu’on peut appeler l’affaire Lieutenant-Duval, jamais le recteur ou ses représentants n’ont montré le moindre intérêt pour la version de la principale intéressée, si l’on en croit cette dernière. « Jamais, pour aucune raison que ce soit. Ils ne m’ont jamais demandé ma version des faits. »

Pourtant, le recteur Jacques Frémont a publié une « correction des faits », le 23 novembre, accusant les médias d’avoir véhiculé « une foule d’informations erronées », ce qui a contribué à alimenter les divisions au sein de la communauté universitaire.

Comment est-ce possible ?

Comment M. Frémont, ancien président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, a-t-il pu publier une « correction des faits » sans avoir entendu Mme Lieutenant-Duval ?

J’aurais bien aimé vous le dire, mais le recteur a refusé ma demande d’entrevue. Celle-là comme les autres. Depuis le début de la crise, il refuse de s’adresser aux médias. C’est bien commode, par la suite, de les accuser de ne pas diffuser les bonnes infos.

Un porte-parole de l’Université m’écrit tout de même qu’il y a eu « de nombreux échanges entre la faculté et la professeure et/ou son représentant, et ce, dès que le dossier a été porté à l’attention du doyen » de la faculté des arts.

Mme Lieutenant-Duval est pourtant catégorique : à part une réunion avec le doyen, le 6 octobre, où il a été question de sa suspension et où elle a brièvement résumé ce qui s’était passé dans son cours, personne ne l’a contactée pour connaître le fond de l’affaire.

Audi alteram partem. Entends l’autre partie. Un principe fondamental de la justice. Le recteur Jacques Frémont, ancien doyen de la faculté de droit de l’Université de Montréal, ne peut pas ignorer cette règle de base.

Peut-être n’a-t-il rien à faire de la version de Verushka Lieutenant-Duval. Dès le départ, il a pris le parti d’une poignée d’étudiants en colère. Il s’est posé en défenseur des victimes de racisme – qui voudrait défendre le contraire ? – sans se soucier des faits. Pire, selon la prof et son syndicat : ces faits, le recteur les tord allègrement.

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Quand [la déclaration du recteur] est sortie, le 23 novembre, je suis tombée en bas de ma chaise. Je ne sais pas d’où vient cette version, mais c’est vraiment n’importe quoi !

Verushka Lieutenant-Duval

Après avoir examiné ses courriels et visionné l’enregistrement de son cours, l’Association des professeurs à temps partiel de l’Université d’Ottawa (APTPUO) en est arrivée à la même conclusion.

Dans une lettre publiée le 9 décembre, le syndicat reproche au recteur de « chercher des boucs émissaires » et rectifie… la rectification des faits.

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On se retrouve donc maintenant avec deux versions de l’affaire Lieutenant-Duval. Au moins, tout le monde s’entend sur l’élément déclencheur.

Le mercredi 23 septembre, la prof a prononcé le « mot commençant par n » dans le cadre d’une discussion sur la réappropriation de termes offensants par certains groupes – dans ce cas-ci, les Afro-Américains.

Selon la version du recteur, une étudiante « membre d’un groupe racisé » a ensuite envoyé un courriel à la prof « pour lui signaler que plusieurs étudiants s’étaient sentis blessés et pour demander que ce mot ne soit plus jamais prononcé en classe ».

Faux, rétorque le syndicat. « Rien n’indique dans l’échange de courriels » que de nombreux étudiants se soient sentis blessés par le mot tabou. Pas une ligne.

L’étudiante en question, d’origine arabe, a même écrit dans son courriel qu’entendre ce mot « ne l’affectait pas personnellement ».

La prof s’est tout de même excusée auprès d’elle et a suggéré d’en débattre au cours suivant.

Réponse de l’étudiante : « J’apprécie votre volonté d’avoir un dialogue ouvert sur ces questions et j’ai hâte à la prochaine classe. »

On est loin de l’indignation générale.

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Le mercredi suivant, 30 septembre, Mme Lieutenant-Duval a donc consacré les 15 premières minutes de son cours de trois heures à l’utilisation du « mot commençant par n », sans jamais le prononcer.

Version du recteur : « Les échanges au sein du groupe sont devenus très difficiles, plusieurs étudiants contestant les déclarations de la professeure, dont une jugée comme menaçante par des participants. »

Quelle déclaration, au juste ? Silence radio. On lance cette bombe, puis on court aux abris.

Mme Lieutenant-Duval ne voit pas ce qu’elle a pu dire de menaçant. Au bout de 15 minutes, elle a senti un malaise. Un étudiant lui a dit que ce n’était pas le bon forum pour en débattre. Elle a clos la discussion.

« L’enregistrement sur Zoom et le clavardage ne corroborent aucunement que la professeure aurait tenu des propos qui pourraient raisonnablement être perçus comme étant menaçants », soutient l’APTPUO.

C’est au lendemain de ce deuxième cours que l’étudiante a enflammé Twitter en dénonçant l’utilisation par sa prof du « mot commençant par n », une semaine plus tôt.

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Selon le syndicat, Mme Lieutenant-Duval a fait l’objet d’une seule plainte provenant de sa classe.

C’est l’étudiante qui l’a déposée. Celle qui avait écrit ne pas être affectée par ce mot. Celle qui a diffusé les coordonnées personnelles de la prof sur Twitter.

À ce moment-là, l’Université d’Ottawa n’a rien fait pour soutenir sa prof. Au contraire, le doyen l’a immédiatement informée qu’elle était relevée de ses tâches, le temps de faire enquête. Cette suspension avec salaire « n’a duré qu’une seule journée ouvrable », selon la version du recteur.

Au total, Mme Lieutenant-Duval a pourtant manqué quatre cours. Elle n’a pu retrouver ses étudiants que deux semaines plus tard, le 16 octobre.

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M. Frémont a profité de sa déclaration du 23 novembre pour annoncer la création d’un nouveau comité de lutte contre le racisme.

C’est ce qui blesse par-dessus tout Mme Lieutenant-Duval. L’amalgame. Le lien fait par la haute direction entre une discussion de nature académique et de vrais actes racistes commis sur le campus.

« C’est comme s’il n’y avait pas d’esprit critique, pas de réflexion. Chacun de nous tremble à l’idée de prononcer un mot qui sera mal interprété. J’ai des collègues qui ont évacué du contenu de leurs cours parce qu’ils ont peur des représailles. »

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Verushka Lieutenant-Duval a tout conservé. Les courriels. Les enregistrements. Tout. Elle réclame une enquête indépendante. Une vraie, pour aller au fond des choses. « Je sens qu’on n’a pas entendu tous les points de vue. Je me sens oubliée dans cette affaire-là. »

Avouez que c’est le comble : être la grande oubliée d’une affaire qui porte son nom…