Finalement, ce que l’épisode de l’Association des libraires nous enseigne, c’est que la liberté d’expression est en très bonne santé au Québec.

La conclusion de cet épisode, ce n’est pas tant qu’une directrice a « censuré » une liste de lecture parce que « des gens se sont plaints ». C’est que 24 heures plus tard, tout était réglé.

Je ne dis évidemment pas que c’était une bonne décision de demander une liste au premier ministre et de ne pas la publier parce que ça en défrise quelques-uns. J’ai été de ceux qui ont dénoncé le geste sur Twitter.

Mais je ne m’attends pas, dans ce monde, à ce que les gens agissent parfaitement, ne fassent aucune erreur, ne commettent aucun abus, ne briment aucun droit. J’aimerais un monde sans bavure policière, exempt de mauvais jugements et de ministres incompétents.

Mais dans ce monde-ci, le test, pour moi, d’une démocratie vivante, ce n’est pas que l’absence d’abus ou de contrariétés ; c’est qu’on puisse réagir, dénoncer, corriger.

Je m’attends à ce qu’il y ait des mécanismes de régulation efficaces.

Et il se trouve que dans ce cas-ci, aussitôt faite, la faute a été corrigée.

Il faudrait donc peut-être ramener à l’écurie nos grands chevaux de l’Apocalypse et louer à court terme un poney d’indignation usagé, qui fera très bien le travail dans ce cas-ci. Je veux dire : comparer cet incident qui touche à des suggestions de lecture à la censure d’État ou à l’Index catholique ? Vraiment ?

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Reste quand même cette question : pourquoi une association de libraires a-t-elle retiré la liste de suggestions de lectures de François Legault, puis apposé un avertissement dans la vidéo où le premier ministre a eu l’amabilité de faire partager ses goûts ?

PHOTO TIRÉE D’UNE VIDÉO FACEBOOK DE L’ASSOCIATION DES LIBRAIRES DU QUÉBEC

L’une des recommandations du premier ministre était l’ouvrage de Mathieu Bock-Côté, L’empire du politiquement correct.

Parce que « des auteures » ont porté plainte. Voir le premier ministre recommander un ouvrage de Mathieu Bock-Côté était apparemment révoltant à leurs yeux. MBC, comme vous savez, est le théoricien le plus tonitruant et récurrent de l’opposition au concept de « racisme systémique ». Il a même réussi à faire changer d’idée complètement le nouveau chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, là-dessus comme sur d’autres sujets, d’ailleurs.

C’est évidemment très nul de vouloir annuler une liste qu’on a demandée.

Mais la liberté d’expression, c’est aussi le droit de gueuler, non ? Ça inclut la possibilité de se plaindre, même pour de mauvaises raisons. Ça permet à quelqu’un de dire : ah non, on devrait le désinviter. Ça ne veut pas dire qu’il a raison.

Le problème n’est pas que quelques personnes râlent. C’est qu’on en tienne compte à ce point-là. Le problème, c’est que les responsables les écoutent. Cèdent aussi facilement.

Comme à Radio-Canada, où on a temporairement retiré un épisode de La petite vie après « une plainte », apparemment.

Les administrations n’aiment pas les plaintes, n’ont jamais aimé les plaintes et surréagissent aux lamentations. Ce n’est pas nouveau : la direction n’aime pas le trouble.

Ce qui est nouveau, c’est que les réseaux sociaux sont un amplificateur de lamentations extraordinairement efficace et donc apeurant pour les administrations, qui leur accordent souvent trop d’importance, traumatisées par quelques controverses virulentes. La nouvelle peur-panique, c’est de se voir au milieu d’une campagne de dénigrement sur des réseaux sociaux « enflammés », selon l’expression consacrée.

La seule idée que « des gens » sur Facebook et Twitter descendent en flammes une organisation, une entreprise, une direction fait vaciller sinon disparaître temporairement le jugement. Même pas besoin que la campagne de dénigrement commence ; il suffit de l’imaginer, de la redouter, de la sentir venir.

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Dans ce cas-ci, la tempête est allée dans le sens inverse. Aussitôt la décision connue, tout le monde s’est mis sur le dos de cette pauvre association. Et comme il n’y a jamais de demi-mesure, c’était à qui allait en rajouter le plus. Faudrait-il boycotter nos libraires ? Acheter sur Amazon ?

On parle d’une liste de suggestions, encore disponible sur vidéo…

Et à la meute dont l’Association des libraires craignait qu’elle parte en chasse pour cause de publication incorrecte s’en est substitué une autre, en chasse pour cause de censure.

La hargne « indignationnelle » est partie en sens inverse, contre des « militants radicaux » imaginaires. La peine fut réclamée avant le verdict, et maximale si possible.

Encore une fois, un peu comme on observe un champ de bataille encore fumant 24 heures après la fin des combats, on regarde tout ça et on se demande si ça n’est pas allé trop loin, trop vite…

Il me semble qu’on devrait bien plus s’inquiéter de cette justice instantanée, sans nuance ni distance.

Parce que pour le reste, les livres sont publiés, les censeurs dénoncés et corrigés avec une saine vigueur et, quand j’observe tout ce qui peut se dire et le ton outré des échanges, je ne suis pas bien sûr qu’on ait un si grave problème de liberté d’expression dans la cité, ni que les censeurs aient le haut du pavé.