Le Québec nageait dans la suspicion, l’intégrité des décideurs publics était constamment mise en doute. Au Canada anglais, le magazine Maclean’s avait stigmatisé le climat délétère qui régnait dans « la Belle Province » ; en couverture, Bonhomme Carnaval tenait une mallette débordant de billets de banque. Il y a cinq ans cette semaine, le dépôt du rapport de la commission sur la corruption et la collusion dans l’attribution des contrats publics dans l’industrie de la construction, la commission Charbonneau, marquait un temps fort dans une période où toute la classe politique se trouvait sur le banc des accusés.

« Cet exercice a été un électrochoc pour la société québécoise », résume aujourd’hui MDenis Gallant, qui a été procureur-chef de la commission Charbonneau. « La Commission a permis au public de constater l’envergure de ce qui se passait, surtout sur la scène municipale », un exercice pédagogique intense que n’aurait pas permis le processus judiciaire traditionnel, où les témoins peuvent légitimement exercer leur droit de garder le silence.

Après la Commission, un processus de récupération volontaire auprès des entrepreneurs a permis aux fonds publics de retrouver 92 millions de factures injustifiées, un gain net pour une commission qui a coûté environ 50 millions, estime Denis Gallant.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

France Charbonneau lors du dépôt du rapport de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, en novembre 2015

Le Québec est la seule administration au pays à avoir légiféré, sous Pauline Marois, pour forcer à montrer patte blanche au préalable les entreprises qui veulent avoir le « privilège » de réaliser des travaux publics. Avant même la fin de la Commission, Montréal s’est doté d’un Bureau de l’inspecteur général. Michel Lalonde, un ingénieur de la ville, s’était mis à table et avait levé le voile sur le partage organisé des contrats municipaux. Trois secteurs – les trottoirs, les égouts et l’asphalte – étaient en « collusion totale, systémique », observe M. Gallant.

Cette semaine, La Presse révélait que l’Autorité des marchés publics, suivant la recommandation numéro un de la Commission, allait faire enquête sur l’attribution d’un contrat d’informatique par la MRC de Montcalm.

Les cinq dernières années ont démontré que la Commission et ses recommandations ont changé le portrait au Québec.

MMartine Valois, membre du comité de suivi de la commission Charbonneau

« Le public juge souvent en fonction des procès criminels. C’est une erreur. La Commission a démontré que les organismes de surveillance ne faisaient pas leur travail. C’est désormais le rôle de l’Autorité des marchés publics, comme le veut la recommandation numéro un », rappelle MMartine Valois, membre du comité de suivi mis sur pied pour assurer la réalisation des recommandations de novembre 2015.

La Commission n’a pas évité les faux pas. Un témoin, Martin Dumont, venu des coulisses politiques de Montréal, a affirmé avoir vu dans le bureau de son patron un coffre-fort qu’on était incapable de fermer, tant il contenait d’argent. La Commission a constaté plus tard que c’était pure fabulation.

La Commission s’est terminée sans que quiconque soit blâmé – une décision qui avait été prise plusieurs mois avant le dépôt du rapport, confie-t-on de l’intérieur. Cassés en cour, les blâmes décrétés par la commission Gomery sur les commandites avaient discrédité tout l’exercice. Les commissaires avaient entendu Jean Charest en privé et décidé de ne pas le faire témoigner publiquement, trop conscients que, en l’absence de faits tangibles, le procureur de la Commission serait tourné en ridicule par ce politicien expérimenté.

La Commission s’est terminée sur une fausse note. Sur le financement des partis politiques, le commissaire Renaud Lachance a signé un rapport dissident. Selon lui, la Commission n’avait pu établir de lien « direct ou indirect entre le versement d’une contribution politique au niveau provincial et l’octroi d’un contrat public ». Cinq ans plus tard, les faits lui donnent raison. Les enquêtes sur le financement illicite des partis ont tourné en eau de boudin. Les accusations visant les politiciens provinciaux, Nathalie Normandeau et Marc-Yvan Côté, sont tombées à l’eau. Les délais excessifs, 52 mois, sont en cause. Mais surtout, le juge André Perreault a écorché au passage l’UPAC pour une enquête déclenchée à la suite de fuites médiatiques, qualifiée de « bidon ». Plusieurs mois avant la conclusion, la Couronne avait déjà montré la vulnérabilité étonnante de sa preuve en retirant d’un trait de plume, sans autre explication, une accusation extrêmement lourde de « corruption » à l’endroit de l’ex-ministre Nathalie Normandeau.

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Renaud Lachance (à gauche), ancien vérificateur général du Québec et commissaire à la commission Charbonneau, s’était attiré de vives critiques dans les médias pour son rapport dissident.

Lachance lynché

La dissidence de Renaud Lachance lui a valu d’être lynché dans les médias. Le « Québec qui commente » le soupçonnait d’avoir voulu protéger le gouvernement Charest. Coïncidence, dans les jours qui ont suivi le dépôt du rapport, la version annotée qu’il avait transmise à France Charbonneau a fait l’objet d’une fuite, qui avait des allures de règlement de comptes. M. Lachance y faisait mauvaise figure : « Tu devrais te regarder le nombril avant de faire la morale aux autres », avait écrit de sa main l’ex-vérificateur. Le climat était très tendu dans la petite organisation. M. Lachance mettait en garde Mme Charbonneau, qui, régulièrement, se disputait avec les employés. Il demandait aussi qu’on biffe des passages sur Jean Charest et Marc Bibeau, l’argentier libéral. Or, il n’a pas eu tort. Après six ans d’efforts, l’enquête Mâchurer de l’UPAC n’est toujours pas parvenue à une conclusion.

Membre du comité de suivi des recommandations, l’ex-bâtonnier du Québec et ancien député libéral Gilles Ouimet déplore que l’exercice se soit terminé ainsi. « On s’en est pris allègrement au commissaire Renaud Lachance. Or, Mme Charbonneau aurait dû dénoncer le traitement subi par son coprésident, elle aurait dû défendre l’intégrité de sa commission, de l’institution, des délibérations, au-delà des inimitiés », observe MOuimet.

Accouchement difficile

La décision de Jean Charest de donner le feu vert à cette enquête publique n’était pas spontanée. La regrettée députée adéquiste Sylvie Roy, la première, l’avait réclamée au printemps 2009. La pression est ensuite montée régulièrement pour culminer avec un point de presse inusité devant l’hôtel du Parlement : tous partis confondus, les élus de l’opposition arboraient un foulard blanc.

Pendant deux ans, les médias ont fait leurs choux gras des déclarations du syndicaliste Ken Pereira et du président de la FTQ Construction, Jocelyn Dupuis. Un entrepreneur, Paul Sauvé, affirmait que la FTQ l’avait forcé à embaucher des membres des Hells Angels. À Montréal, l’attribution du contrat des compteurs d’eau allait plomber l’administration de Gérald Tremblay.

Sans oublier les rapports entre le patron de la centrale, Michel Arsenault, et l’entrepreneur Tony Accurso, cristallisés par le séjour du syndicaliste sur le Touch, somptueux yacht de l’entrepreneur. À l’interne, d’anciens employés de la Commission évoquent l’obsession de la procureure-chef Sonia LeBel, influencée par la Sûreté du Québec, déterminée à faire le procès de la FTQ. Pour MMartine Valois, aussi du comité de suivi des recommandations de la Commission, le projecteur sur la centrale a néanmoins entraîné « beaucoup de ménage », un changement de gouvernance important, à la FTQ comme au Fonds de solidarité.

En toile de fond, le dossier lancinant du financement des partis politiques ternissait l’image des élus, surtout du Parti libéral du Québec, alors au pouvoir.

La Commission a eu l’effet d’une thérapie collective, on se souvient qu’il y avait beaucoup d’excès dans les réactions à l’époque. L’exercice aura été positif pour nos institutions.

Gilles Ouimet, membre du comité de suivi de la commission Charbonneau

Avant la commission Charbonneau, les investigations s’entremêlaient et entraient en compétition. La Sûreté du Québec avait fait lamentablement chou blanc avec son opération Diligence sur l’infiltration de la pègre dans l’économie, un indiscret ayant prévenu un leader syndical qu’il était sur écoute. Des informations très délicates circulaient dans les salles de rédaction. Mis à la retraite, des enquêteurs allumaient des feux de brousse, convaincus d’avoir été freinés par une force occulte, voire libérale ! Il faut ajouter les manœuvres de Jacques Duchesneau, ancien patron de la police de Montréal : pour calmer le jeu, le gouvernement l’avait chargé d’une escouade anticollusion, un commando de policiers à la retraite, au ministère des Transports. Il a lui-même laissé fuiter son premier rapport, une collection de coupures de presse et d’allégations nébuleuses, avec une allégation percutante : « L’argent sale permet de faire des élections. »

« En prison plutôt qu’à la télévision »

Assiégé, Jean Charest fera bien des gestes pour éviter de déclencher une commission publique. Il voulait voir « les bandits en prison plutôt qu’à la télévision », répétaient ad nauseam ses ministres. L’escouade Marteau devait centraliser les opérations de plusieurs corps de police pour contrecarrer la corruption. La grogne continuait. On s’est inspiré de la solution adoptée par New York pour juguler la grande criminalité ; ce fut la création de l’UPAC, l’Unité permanente anticorruption.

À court de munitions, Jean Charest a finalement donné le feu vert en octobre 2011 à une commission d’enquête présidée par la juge France Charbonneau, ex-procureure vedette pour la Couronne dans le procès du chef des Hells Angels, Maurice Boucher. Comme commissaires, le gouvernement avait choisi le studieux Renaud Lachance, vérificateur général du Québec, et un spécialiste en droit public de McGill, Roderick Macdonald.

Gravement malade, ce dernier n’a guère participé aux audiences publiques ; le cancer l’a emporté avant même la publication du rapport en novembre 2015.

Charbonneau et Lachance se retrouvèrent face à face, sans collègue pour trancher leurs nombreux différends ; à la fin, l’atmosphère était devenue irrespirable.

Dans les dernières semaines, Lachance s’est retiré de la rédaction du rapport pour se concentrer sur la rédaction des 60 recommandations. À l’interne, la préoccupation de France Charbonneau pour son image publique faisait sourire ; une partie de la réunion du matin passait à anticiper le commentaire quotidien de la juge Suzanne Coupal à RDI, confie un ex-employé.

Car pendant des mois, les audiences publiques de la Commission ont fait les choux gras des chaînes d’information. Au fil de pas moins de 260 journées d’audiences publiques, de 2012 à 2014, 292 témoins ont défilé. L’escouade semblait tirer dans toutes les directions. Un jour, on invitait un limier américain pour expliquer le fonctionnement de la mafia. Les commissaires devaient jouer de prudence quand ils fouillaient dans les coulisses de l’administration de Gilles Vaillancourt à Laval ; l’UPAC était déjà sur le coup, le maire écoperait plus tard de cinq ans de prison et devrait rembourser 8,5 millions à la Ville.

Témoin vedette, Lino Zambito, un entrepreneur, est venu expliquer les rouages du trafic d’influence pour obtenir des contrats municipaux – il allait plaider coupable en mai 2015 à six chefs d’accusation de corruption et de fraude dans le financement politique à Boisbriand. Au passage, il a écorché l’organisateur libéral Pierre Bibeau, affirmant que ce dernier avait exigé de lui 35 000 $ en argent liquide. « La Commission était dans une partie de pêche, ils ont rencontré plus de 300 témoins, et hormis Zambito, personne n’a dit que je demandais de l’argent », proteste encore aujourd’hui M. Bibeau.

À la radio, le même Zambito allait plus tard affirmer que la limousine de Jean Charest avait transporté 400 000 $ d’argent sale, une affirmation complètement loufoque. Dans la foulée de la Commission, le financement des partis politiques a été profondément modifié – la limite des contributions est passée de 3000 $ à 100 $ par personne, une loi parrainée par le péquiste Bernard Drainville. « Au net, la Commission a peut-être donné quelque chose au municipal, mais au provincial, c’est un flop. Les changements au financement ont démobilisé les membres et enlevé un élément permettant aux partis d’évaluer la santé de leur organisation », déplore Pierre Bibeau.