Des éléments d’une enquête criminelle en cours ont été utilisés par le comité de sages mis sur pied par l’État pour déterminer si Martin Prud’homme, directeur général de la Sûreté du Québec, avait commis une faute déontologique en appelant la cheffe des procureurs de la Couronne, Annick Murphy, en octobre 2017.

Le projet Serment est l’enquête de la « police des polices », le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), sur les fuites de l’Unité permanente anticorruption (UPAC) dans les médias, enquête qui est toujours en cours. Cette enquête ne vise pas Martin Prud’homme (mais son beau-père, l’ex-commissaire de l’UPAC Robert Lafrenière).

Mais le BEI, c’est la même police qui a mené l’enquête criminelle sur Martin Prud’homme à la suite d’une allégation – c’est différent d’une plainte – de MMurphy contre le DG de la SQ après un appel où elle a perçu une entrave à son travail d’officière de justice.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Martin Prud’homme, directeur général de la Sûreté du Québec

Le malaise de MMurphy a été invalidé : l’enquête criminelle a blanchi M. Prud’homme.

Il aurait dû être réintégré sur-le-champ, après plus d’une année de suspension, mais la machine étatique a décidé que M. Prud’homme méritait aussi de passer aux rayons X éthiques et déontologiques dans cette affaire.

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Selon ce que j’ai appris vendredi, le comité de sages qui s’est penché sur la conduite éthique et déontologique de Martin Prud’homme après qu’il eut été blanchi au criminel a pu piger dans les cartons d’une enquête criminelle en cours, le projet Serment – qui n’a aucun rapport avec M. Prud’homme –, pour éclairer son enquête.

Je répète : des éléments d’une enquête criminelle en cours, éléments qui n’ont jamais été subi l’épreuve des tribunaux, ont été utilisés pour une enquête déontologique.

C’est… particulier.

J’ai toujours pensé que les éléments d’une enquête criminelle devaient demeurer secrets jusqu’à ce que d’éventuelles accusations soient portées…

Si un policier me refile des éléments d’une enquête criminelle à moi, journaliste, et qu’il se fait pogner, peu importe la raison qui le motivait à me refiler des infos, il risque le congédiement, ou pire.

Mais quand il s’agit d’une enquête disciplinaire sur le DG de la SQ, là, ça va, un comité de sages peut piger dans les cartons du BEI pour y repêcher de la preuve accumulée après des perquisitions, des filatures et de la surveillance électronique ? Wow !

Ça explique que le comité de sages qui a passé la conduite de Martin Prud’homme aux rayons X ait accouché de deux rapports…

Le premier, non censuré, incluant des éléments du projet Serment qui ont servi aux membres du comité, qui a été soumis à la hiérarchie.

Et le deuxième, censuré, qui a été initialement remis à Martin Prud’homme.

Oui, vous avez bien lu : Martin Prud’homme a reçu une version censurée du rapport qui le concernait…

Ce que des sources dans le camp Prud’homme me disent, c’est que le DG – il l’est encore – a pu obtenir de consulter la version non caviardée de haute lutte, après avoir beaucoup insisté. Le DG était curieux – on le comprend ! – de savoir ce qu’on lui reprochait intégralement, au-delà de la version caviardée…

Au cabinet de Geneviève Guilbault, on me jure que la ministre de la Sécurité publique n’a pas consulté la version intégrale, non censurée, du rapport sur lequel elle s’est basée pour décider de lancer le processus qui pourrait culminer avec la procédure de destitution du DG de la SQ. Fort bien, c’est prudent.

Mais je ne comprends toujours pas pourquoi des civils ont pu avoir accès à des éléments d’une enquête criminelle en cours, éléments qui n’ont jamais subi l’épreuve des tribunaux, pour faire ce qui relève essentiellement d’une procédure disciplinaire.

Et je ne comprends toujours pas pourquoi la cible de cette procédure disciplinaire, Martin Prud’homme, n’a jamais pu se défendre de ce qui lui est reproché dans le rapport qui va peut-être déclencher son processus de destitution.

C’est ahurissant : le DG de la SQ a fait un monologue de quatre heures devant le comité de sages, pour défendre son intégrité…

Nombre de questions des commissaires : zéro !

Prud’homme aurait pu avoir des explications concernant les reproches soulevés par les commissaires. Encore eût-il fallu qu’il sache ce qu’on lui reprochait. On ne le lui a pas dit : il l’a appris dans le rapport. Le fantôme de Bernard Landry me chuchote à l’oreille : Audi alteram partem

Je résume : une enquête criminelle est lancée contre le DG de la SQ. Il est blanchi. Mais une deuxième enquête, déontologico-éthique, est ouverte. Et le comité qui mène cette enquête peut piger dans les cartons d’une autre enquête criminelle, toujours en cours, pour étoffer la sienne…

Sans qu’on demande jamais au principal intéressé s’il a quelque chose à dire pour expliquer ceci ou cela.

Et sans qu’on entende deux témoins de la SQ qui auraient pu expliquer pourquoi le DG, ce matin-là, a appelé la cheffe des procureurs de la Couronne, MMurphy.

Je ne dis pas que nous vivons dans une république de bananes.

Mais c’est le genre de déni de justice naturelle que ne renierait pas une république de bananes.

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Le fond de l’affaire Prud’homme : a-t-il fait quelque chose de si répréhensible qu’il doive être destitué ?

On le saura sans doute prochainement : seuls les députés de l’Assemblée nationale, par un vote à la majorité des deux tiers, peuvent destituer le DG de la SQ.

Martin Prud’homme devrait répondre à toutes leurs questions et on peut penser qu’ils en auront plus que le comité de sages.

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L’affaire Prud’homme, c’est un autre œil au beurre noir dans le visage de la police québécoise. L’UPAC, la SQ, le SPVM : le haut commandement de tous ces corps de police a été sali par des scandales ces dernières années…

Deux mots : Guy Ouellette.

Et comme tous les scandales impliquant les hautes sphères de la police, celui impliquant Martin Prud’homme est plein de zones d’ombre, de rivalités plus ou moins haineuses, de ramifications byzantines qui touchent au politique, au policier et au judiciaire.

District 31, c’est pas juste de la fiction, mettons.

Il y a de nombreuses questions à poser sur l’affaire Prud’homme. J’y reviendrai. Il y en a une qui me turlupine : pourquoi MAnnick Murphy a-t-elle attendu 16 mois avant de signaler à la police un appel de M. Prud’homme qu’elle jugeait intimidant et criminel ?

C’est long, je trouve.

Pour entendre Martin Prud’homme donner sa version des faits, chez Paul Arcand