Sarah Papialuk se souvient de son premier vol pour Montréal. Prise en charge par la direction de la protection de la jeunesse (DPJ), elle avait été arrachée à sa famille et à sa communauté. Elle s’était retrouvée enfermée dans un centre de réadaptation à des milliers de kilomètres de Puvirnituq, son village inuit, dans le Nunavik.

L’adolescente n’avait jamais vu la ville. Elle n’avait jamais côtoyé de Blancs. Elle était complètement perdue.

« Je souffrais, j’étais blessée, j’éprouvais énormément de colère. Je ne comprenais pas où j’allais, comment j’allais me débrouiller. […] Je ne pouvais pas faire venir ma famille, car elle se plaignait que cela coûtait trop cher de venir à Montréal.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

De jeunes élèves dans la cour de l’école primaire de Puvirnituq, au Nunavik

« J’en suis venue à détester tout cela, à détester la façon dont fonctionne le système.

« Beaucoup d’enfants que je connais en viennent à se suicider à cause de ce genre de situation, le fait de se retrouver dans le Sud ou dans un foyer de groupe alors que leur famille ne se trouve pas à proximité. »

Le témoignage de Sarah Papialuk a duré une heure.

Une heure entrecoupée de lourds silences, pendant lesquels on aurait pu entendre une mouche voler. C’était le 20 février 2018, devant la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics.

Son histoire, comme bien d’autres, a convaincu le commissaire Jacques Viens que le système québécois de protection de la jeunesse ne remplissait pas sa mission auprès des enfants autochtones. 

Trop souvent, ce système fait plus de mal que de bien.

« Il paraît nécessaire et urgent que le contrôle exercé par les représentants de l’État soit réduit », a noté le commissaire Viens dans son rapport, dévoilé le 30 septembre.

Notez les deux mots-clés dans cette phrase : « Nécessaire. » « Urgent. »

Or, que fait le gouvernement caquiste quand on offre enfin plus d’autonomie aux Inuits et aux Premières Nations ?

Il se précipite pour leur mettre des bâtons dans les roues.

François Legault ne daignera même pas rencontrer les chefs autochtones, lundi, pour discuter des recommandations – toutes plus « urgentes » et « nécessaires » les unes que les autres – contenues dans le rapport Viens.

C’est à se demander s’il s’est donné la peine de le lire.

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On le sait, le Québec est fou de ses enfants.

S’il y a au moins une chose qui fait consensus, c’est bien l’importance que notre société doit accorder à leur bien-être. C’est notre priorité absolue, notre valeur cardinale.

On condamne la DPJ quand elle bâcle son travail. On s’émeut (avec raison) quand une fillette meurt à Granby. On réclame des réponses, des commissions d’enquête.

On sait aussi que les enfants autochtones sont mal servis par le système actuel. Ils y sont surreprésentés ; ils comptent pour 3 % des enfants du Québec, mais pour 15 % de ceux qui sont placés en familles d’accueil.

On sait que, trop souvent, ces enfants sont coupés de leur langue, de leurs racines et de leurs traditions. Et que la notion de parentalité ne veut pas dire la même chose pour un Québécois que pour un Autochtone.

Le système actuel de protection de la jeunesse est imposé de l’extérieur aux peuples autochtones et ne tient pas compte de leurs conceptions de la famille ni de leurs cultures.

Extrait du rapport de Jacques Viens 

Bien d’autres commissions d’enquête ont fait le même constat. Nombre d’études ont montré les bienfaits de la prise en charge des enfants par leurs propres communautés.

On sait tout ça. C’est archiconnu. On sait surtout que, pour s’assurer du bien-être de ces enfants, il n’y a plus de temps à perdre.

Et qu’est-ce qu’on fait ?

On perd du temps !

On conteste une loi qui promet d’enfin changer les choses, sous prétexte que cette solution tant attendue… empiète sur un champ de compétence exclusif du Québec.

Et tant pis pour les enfants.

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L’ironie n’échappe à personne.

Entrée en vigueur le 1er janvier, la loi fédérale C-92 donne la possibilité aux peuples autochtones de prendre en charge leur propre système de protection de l’enfance. Elle affirme ainsi leur droit à l’autodétermination.

Mais le gouvernement du Québec a décidé de contester la constitutionnalité de cette loi en Cour d’appel parce que la protection de l’enfance relève de sa responsabilité.

Autrement dit, Québec entend défendre son autonomie par rapport à Ottawa… en niant celle des peuples autochtones !

Le message est clair : pour le gouvernement du Québec, il est plus important de se lancer dans un débat constitutionnel que d’améliorer de toute urgence le sort des enfants autochtones.

La bataille judiciaire n’est pas gagnée. « Il est loin d’être clair que le Québec a une juridiction exclusive lorsqu’il s’agit de NOS enfants », soulignait en décembre Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador.

Il n’y pas que de l’ironie dans cette affaire. Il y a quelque chose de plus troublant encore. Parce que l’autre message qu’envoie cette contestation judiciaire, c’est que le Québec ne trouve pas les Autochtones assez compétents pour prendre soin de leurs enfants.

Ça ne vous rappelle pas quelque chose ?

Eh oui, les pensionnats.

Ces pensionnats qui ont bousillé des générations d’Autochtones et qui sont à l’origine de tant de leurs malheurs.

Sans le vouloir, la DPJ a repris le flambeau. En déracinant des enfants de leur communauté, en les plaçant en masse dans des familles d’accueil blanches, « le système de protection de la jeunesse perpétue – du point de vue de plusieurs – les effets délétères de la politique des pensionnats », lit-on dans le rapport Viens.

N’a-t-on donc rien appris ?

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Jacques Viens a lancé un « appel à la réconciliation et à l’établissement d’un nouvel équilibre des forces » entre le Québec et les premiers peuples.

Pour répondre à cet appel, une rencontre a été organisée, en octobre, entre le gouvernement et les chefs autochtones. François Legault brillait par son absence.

Le premier ministre ne sera pas davantage présent à la seconde rencontre, lundi, préférant y dépêcher Sylvie D’Amours, ministre responsable des Affaires autochtones.

Une fois de plus, le message est clair : le Québec se moque des Autochtones et de leurs problèmes.

On réclame un « nouvel équilibre des forces » et le gouvernement ne prend même pas la peine d’envoyer son chef pour ouvrir un dialogue, de nation à nation.

Au nom de la réconciliation, Québec doit revoir sa désastreuse stratégie de communication afin d’effacer tous ces mauvais messages lancés aux Autochtones.

Au nom des enfants, il n’y a plus de temps à perdre.