Je lisais samedi « Pesticides : la rivière aux horreurs », cette formidable enquête publiée par La Presse, et j’avais envie de hurler. Je n’ai pas hurlé, mais j’ai quand même échappé quelques sacres qui ne se reproduisent pas dans une tablette utilisée par toute la famille.

Si vous n’avez pas lu cette enquête de la journaliste Daphné Cameron et du photographe Martin Tremblay sur une rivière dopée aux pesticides en milieu agricole, parce que les règles sont mal – ou pas – appliquées dans un contexte où les lobbyistes agricoles ont plus de poids que l’intérêt public, je vous invite à la lire au plus sacrant.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Vue de la rivière Chibouet, en Montérégie

Pour vous situer, la rivière Chibouet, en Montérégie, sert de rivière-témoin au gouvernement du Québec depuis 1992 pour documenter la présence de pesticides dans les cours d’eau, autour de Saint-Hyacinthe.

Et ce dont témoigne la rivière Chibouet, c’est que l’utilisation de pesticides dans la culture du grain contamine de façon inquiétante nos cours d’eau.

Le texte de la journaliste Daphné Cameron regorge de perles d’absurdité qui devraient nous faire hurler, tous, collectivement.

Par exemple, les agriculteurs sont tenus de garder intacte une « bande riveraine » entre leurs champs et les cours d’eau, sorte d’éponge pour limiter au maximum l’infiltration de pesticides dans les cours d’eau…

La bande riveraine doit être d’un mètre – je répète, UN MÈTRE, 100 petits centimètres qui doivent rester en friche (distance trop modeste, selon certaines voix).

Or, 50 % à peine des agriculteurs riverains du ruisseau des Salines – le seul recensé dans la MRC – respectent cette distance d’un mètre entre leurs champs et les cours d’eau.

Ils labourent et épandent des pesticides jusqu’à la lisière du cours d’eau qui jouxte leur terre… sans conséquence.

Pourquoi sans conséquence, s’il y a des règles ?

Parce que l’application du règlement provincial relève des municipalités et, apprend-on dans l’enquête de La Presse, tout le monde se connaît dans les villages ! Pas de farces, la municipalité de Saint-Hugues ferme les yeux exprès, citation de la DG : « … l’inspecteur municipal connaît tout le monde, avoue candidement la directrice générale de Saint-Hugues. “C’est dans sa municipalité, donc c’est plus délicat.” »

Autre absurdité : il y a neuf comités des « bassins versants » chargés de TENTER (ces comités n’ont aucun pouvoir) d’assainir la qualité des cours d’eau et de promouvoir le respect des bandes riveraines dans la MRC des Maskoutains…

La journaliste Cameron a voulu parler à une des administratrices du Comité de revitalisation de la rivière Chibouet, l’agronome Angèle Boulay, employée de la Coop Sainte-Hélène, liée à La Coop fédérée qui vend toutes sortes de produits agricoles, comme des… pesticides.

L’agronome Angèle Boulay n’a pas rappelé la journaliste de La Presse. Qui l’a rappelée ? Le lobbyiste Pierre Petelle, de CropLife, lobby pancanadien qui NE FAIT PAS PARTIE DU COMITÉ DE REVITALISATION DE LA RIVIÈRE CHIBOUET.

Désolé pour les majuscules, mais là, je hurle.

***

Ces absurdités incarnent tout ce qu’il y a de plus pourri dans le monde agricole au Québec, à l’heure où une commission parlementaire s’ouvre aujourd’hui à Québec sur l’utilisation de pesticides dans nos champs.

D’abord, le laxisme gênant, anachronique : des inspecteurs qui s’abstiennent d’appliquer un règlement destiné à protéger l’eau des Québécois parce qu’ils croisent les fermiers à l’épicerie, c’est du stuff de république bananière.

Ensuite, le poids immense des lobbies qui ont de quoi à vendre dans le monde agricole : la journaliste veut parler à l’administratrice d’un comité de revitalisation d’une rivière hyper polluée par les pesticides et…

Et c’est le lobbyiste des pesticides qui la rappelle, alors que personne ne l’a sonné, ce gars-là !

Le poids considérable des lobbies agricoles n’est pas nouveau. La saga du congédiement de l’agronome Louis Robert du ministère de l’Agriculture, viré pour avoir dénoncé ces lobbies, l’a démontré. L’enquête de Daphné Cameron en montre simplement une autre facette.

Dans cette enquête de La Presse, on retrouve le chef du lobby des Producteurs de grains Christian Overbeek, au cœur du scandale du congédiement de M. Robert (réintégré depuis, merci à la protectrice du citoyen).

Et on peut lire dans La Presse que M. Overbeek n’est pas convaincu de l’efficacité des bandes riveraines, qu’il n’est pas non plus convaincu par la norme de seuil critique des néonicotinoïdes (le fameux « tueur d’abeilles ») retenue par le ministère de l’Environnement…

Ceci expliquant cela, M. Overbeek conteste l’efficacité de ces mesures visant à préserver les cours d’eau, il se fait tirer l’oreille…

On croit rêver !

M. Overbeek représente des producteurs qui font ensuite enrober leurs semences aux néonicotinoïdes, le groupe d’intérêt qu’il préside – Les Producteurs de grains – a lobbyé l’État pour influer sur le Code de gestion des pesticides. Il a un intérêt commercial dans l’enjeu. Son « opinion » sur la science devrait avoir le même poids que mon « opinion » sur l’attaque à cinq du Canadien de Montréal.

Qu’est-ce qui est objectif, ici ?

La science non orientée par l’argent des lobbies. Et la science dit qu’une bande riveraine d’un mètre – minimum – devrait séparer les champs des cours d’eau, la science dit que la concentration maximale de néonicotinoïdes devrait être de 0,0083 microgramme par litre…

Mais les lobbyistes ne « croient » pas à ce critère ou à son interprétation par le ministère de l’Environnement.

C’est aussi le job d’un lobbyiste : combattre la législation bonne pour le monde, mais nocive pour ses membres.

Dans un État qui dirige ses politiques et ses pratiques agricoles en fonction de l’intérêt public et non des intérêts des lobbies agricoles, l’« opinion » de Christian Overbeek ne se serait même pas faufilée dans La Presse de samedi parce que l’enquête de La Presse n’aurait pas été nécessaire : les règlements seraient respectés et les rivières seraient saines.

Mais on ne vit pas dans cet État-là.

Il y a des solutions de rechange à la surutilisation des pesticides, comme la « gestion intégrée ». Les agriculteurs les connaissent. Certains les utilisent. Pensez-vous que les vendeurs de pesticides, qui sont aussi des fournisseurs d’informations sur les pesticides, leur disent d’utiliser moins de pesticides ?

Ben non.

Et ceux qui cultivent en utilisant moins de pesticides – et qui le disent – se font écœurer par les lobbies et par leur syndicat noyauté par les lobbies, l’Union des pollueurs… pardon, l’Union des producteurs agricoles (UPA). Un jour, peut-être parleront-ils à des journalistes, qui sait…

Autre exemple du poids des lobbies agricoles : quand le ministère de l’Agriculture fait des publicités rappelant qu’on peut réduire l’utilisation de pesticides, des acteurs des lobbies agricoles débarquent dans des bureaux de sous-directeurs du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ) et mettent le poing sur la table.

Et comme par magie, la publicité faite par le MAPAQ disparaît des publications spécialisées. Une autre fois, je donnerai des noms…

***

Une commission parlementaire sur les pesticides au Québec reprend donc aujourd’hui.

En filigrane se posera encore la question fondamentale qui transcende les pesticides : qu’est-ce qui guide les priorités en agriculture, au Québec ?

Les lobbyistes qui ont de quoi à vendre, comme M. Overbeek, lobbyistes qui dorment dans le même lit que l’UPA ?

Ou l’intérêt public, tout simplement ?

Jusqu’à maintenant, quand le MAPAQ a eu à trancher, le MAPAQ a affiché ses couleurs : c’est pas l’intérêt public.

***

Je finis sur une autre absurdité tirée de l’enquête « Pesticides : la rivière aux horreurs », publiée dans La Presse de samedi.

Ces bandes riveraines d’un mètre qu’il ne faut pas cultiver, question de bloquer l’infiltration de pesticides dans les cours d’eau ?

Les cultures de grains, c’est 1 million d’hectares, au Québec. Et les bandes riveraines représentent 2,5 % de cette superficie.

Les cultures de grains, sur ce million d’hectares, c’est 1,3 milliard de dollars de chiffre d’affaires.

La bande riveraine d’un mètre, l’éponge chargée d’absorber les pesticides avant leur infiltration dans nos cours d’eau, c’est l’équivalent de 25 millions sur ce 1,3 milliard.

Traduction : les lobbies se fichent de polluer l’eau pour préserver 25 millions de chiffre d’affaires sur 1,3 milliard…

C’est vrai que c’est pas de l’eau, qu’ils vendent.

Si le MAPAQ est une carpette pour 25 millions, imaginez quand il s’agit de gros cash.