La fin de vie de Lise Rocque a été gâchée par une série de bourdes administratives à la Cité-de-la-Santé de Laval. La plus spectaculaire : une erreur sur la date à laquelle la dame de 86 ans devait recevoir l’aide médicale à mourir (AMM).

Lise Rocque devait recevoir ce soin le jeudi 13 juin, épuisée par les ravages de l’amylose, une maladie qui surcharge les organes de protéines, ce qui mène à un épuisement généralisé.

Le soir d’avant, dans sa chambre de la Cité-de-la-Santé, Lise Rocque avait donc accueilli neuf de ses proches, dont ses enfants Danielle et Pierre ainsi que ses petits-enfants, pour d’ultimes adieux.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Lise Rocque

Lise Rocque s’est fait installer un cathéter veineux en vue de l’injection du cocktail qui provoque la mort, le mercredi. Elle était prête pour le soin ultime. Heure prévue de l’AMM, en ce jeudi 13 juin : 16 h 30. Pierre et Danielle, accompagnée de son conjoint, devaient être présents pour la mort de leur mère.

Mais en matinée, coup de théâtre : pas d’aide médicale à mourir pour vous aujourd’hui, Madame Rocque, nous sommes désolés, nous avons fait une erreur de date sur le formulaire, il faut remettre à demain, tenez, on vous enlève aussi le cathéter…

Hein ? Erreur de date ?

Eh oui, il existe deux lois balisant l’aide médicale à mourir. Celle du gouvernement du Québec et celle du gouvernement du Canada. La loi fédérale exige une période de 10 jours entre la demande d’aide médicale à mourir et le soin lui-même.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, quelqu’un, quelque part à la Cité-de-la-Santé, a mal calculé la fameuse période de 10 jours, interprétant sans doute erronément les mots de la loi et inscrivant « mercredi » plutôt que « jeudi » sur le formulaire…

D’où la confusion.

D’où le report de 24 heures d’un soin hautement, disons, délicat.

C’est le pharmacien de l’hôpital, en examinant ledit formulaire, qui a allumé la lumière rouge. Il a fait le calcul correct des 10 jours, constaté que l’AMM ne pouvait avoir lieu que le lendemain, le vendredi 14 juin. Le pharmacien a donc refusé de remettre le kit d’AMM au médecin.

Lise Rocque était évidemment catastrophée. Ses enfants, Danielle et Pierre, qui l’ont soutenue dès son hospitalisation, le 31 mai, étaient également catastrophés.

Quand Pierre Lavigne m’a écrit, ce soir-là, le 13 juin, le soir de l’AMM avortée, il était furieux : « Je ne suis pas fou, je sais bien qu’un jour, on meurt. Mais imaginez ce qu’elle vit en ce moment dans le couloir de la mort. Ma mère, qui a toujours aimé la vie, n’est pas suicidaire, mais elle ne veut pas souffrir… »

Ce soir-là, Mme Rocque a regardé son fils, dépitée de cette bourde, découragée de souffrir encore, ulcérée de devoir attendre une autre journée : « S’ils ne sont pas capables de compter jusqu’à 10, penses-tu qu’ils vont me manquer demain ? »

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Je souligne ici que les deux semaines d’hospitalisation de Lise Rocque à la Cité-de-la-Santé ont été à l’image de ses 24 dernières heures : chaotiques. D’abord, elle était en fin de vie avérée, mais elle n’a jamais été transférée aux soins palliatifs.

Elle a été suivie dans des unités « régulières » où sa condition de mourante n’était pas connue des soignants, où elle aurait dû recevoir des soins de confort.

Mais le personnel soignait Lise Rocque comme une patiente pouvant espérer une guérison. On ignorait qu’elle était mourante. Un exemple : des préposés aux bénéficiaires l’incitaient à se lever pour l’aider à marcher, en lui disant, selon ses enfants : « Madame, c’est en bougeant qu’on se remet sur pied ! »

C’est fou, dit Danielle Lavigne, sa fille : « Tout au long de son séjour à la Cité-de-la-Santé, nous avons eu de la misère à avoir des informations justes sur l’état de notre mère. »

Quand j’ai contacté le centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval pour obtenir des éclaircissements sur le chemin de croix que furent les deux semaines de Lise Rocque à la Cité-de-la-Santé, le mea-culpa a été total.

« Nous avons parlé aux enfants de Mme Rocque, nous leur avons transmis nos condoléances. Nous confirmons que ça aurait dû se passer autrement. Et nous sommes bouleversés par cette expérience », m’a déclaré Geneviève Goudreault, directrice de la qualité de l’évaluation, de la performance et de l’éthique au CISSS.

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Avant de vous dire comment Lise Rocque a vécu ses dernières minutes, le lendemain (un indice : mal, encore), je veux faire quelques mises en contexte à propos des deux lois qui gouvernent l’aide médicale à mourir.

La loi québécoise a été adoptée après un long processus de consultation mené par des députés de l’Assemblée nationale. Elle a été adoptée dans les limites des compétences du Québec en la matière, avec des compromis qui reflétaient l’obstacle principal à cette loi : le Code criminel relève d’Ottawa.

Un travail de fond : il s’est écoulé six ans entre le début des travaux de la commission spéciale de l’Assemblée nationale et l’adoption de la loi, en 2015.

La loi fédérale, elle, a été adoptée dans la précipitation, après que la Cour suprême du Canada eut forcé Ottawa à réécrire le Code criminel pour légaliser l’aide médicale à mourir dans l’arrêt Carter.

Un travail bâclé, sans réflexion de fond, un projet de loi écrit sur le coin de la table : il s’est écoulé un an et demi entre l’arrêt de la Cour suprême et l’adoption de la loi, en 2016. Cette « réflexion » s’est aussi faite dans le contexte d’un changement de gouvernement : la Cour suprême a statué sous les conservateurs, qui ont perdu les élections de 2015. Les libéraux ont fait le travail législatif… tout croche.

Mal écrite, mal pensée, la loi fédérale est déjà contestée de toutes parts. Elle ajoute des obstacles consternants de bêtise entre l’aide médicale à mourir et le patient qui la demande : exigence de deux témoins au moment de la signature, obligation pour le médecin de prendre en compte le critère ésotérique de la mort « raisonnablement prévisible » au moment de décider de consentir à l’AMM et le fameux délai de 10 jours entre la demande et le soin.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec est pris entre deux lois dans ses directives aux médecins qui pratiquent l’aide médicale à mourir. En 2016, Québec a tranché : il faut que les médecins observent la loi fédérale quand il y a deux interprétations possibles, notamment pour le délai de 10 jours.

Bref, les proches de Mme Rocque ont tout à fait raison d’être scandalisés par l’erreur humaine qui a reporté de 24 heures l’aide médicale à mourir, à la Cité-de-la-Santé.

Mais ce genre d’erreur de calcul ne surviendrait jamais si Ottawa n’avait pas accouché d’une loi aux critères inhumains. N’oublions pas cela.

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Revenons à la fin de vie de Mme Rocque.

Le matin du vendredi 14 juin, elle s’est réveillée en espérant que, cette fois-là, aucune erreur ne l’empêcherait de recevoir l’aide médicale à mourir.

Malheureusement, un dernier cafouillage l’attendait.

D’abord, on avait dit à Mme Rocque qu’elle recevrait le soin à 16 h 30. À 16 h 30, personne ne s’était présenté à la chambre de Mme Rocque.

À 16 h 35, Mme Rocque, craignant encore une méprise, a commencé à s’impatienter. Sa fille est allée s’enquérir de ce qui se passait, elle m’a dit s’être fait répondre qu’il avait toujours été clair que le soin serait donné « autour de 16 h 30 »…

Danielle Lavigne, en entrevue vendredi dernier, une semaine après la mort de sa mère, était encore interloquée : on s’attendrait, m’a-t-elle dit, à une certaine ponctualité, surtout pour ce soin en particulier…

Toujours est-il que la médecin a fini par arriver, autour de 16 h 50. Explication pour son retard, selon les enfants de Mme Rocque : « Il y avait du trafic… »

Ensuite, la médecin, comme le veut la procédure, a demandé à Lise Rocque si elle était consciente du soin qu’elle s’apprêtait à rece…

Je n’ai pas écrit le verbe « recevoir » au complet à dessein, car la médecin au chevet de Mme Rocque n’a pas pu terminer sa phrase, se souvient son fils Pierre : sa mère l’a interrompue.

« Elle a dit à la médecin que ça faisait des jours qu’elle attendait l’aide médicale à mourir, qu’une erreur l’avait empêchée d’avoir le soin la veille, elle lui a dit : “Enweye, embraye !” »

Le soin a donc été administré.

À 17 h 05, Lise Rocque est enfin décédée.

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Lise Rocque aura eu une fin de vie pénible à la Cité-de-la-Santé. J’ai passé sur le fait, inexplicable, qu’elle n’a pas été admise aux soins palliatifs de l’hôpital. Le CISSS me jure que l’hostilité des équipes de soins palliatifs à l’aide médicale à mourir n’y est pour rien, le CISSS plaide un possible manque de place. La fille de Mme Rocque, Danielle, affirme pourtant qu’il y avait des lits libres aux soins palliatifs : elle dit être allée voir.

Mme Rocque est donc morte dans une unité « régulière », ce qui a choqué ses proches.

Et jusqu’à 10 minutes de sa mort, avec le retard de la médecin, Mme Rocque a subi une fin de vie sans sérénité. Je n’ai pas parlé à cette médecin et j’imagine qu’elle était dans ses petits souliers, sachant le caractère solennel de cette aide médicale à mourir.

Plutôt que de lancer des tomates à cette médecin, je lance un message aux médecins du Québec : vous êtes trop peu à accepter de pratiquer l’aide médicale à mourir. Ça provoque des casse-têtes logistiques sur le terrain. Il y a trop peu de médecins pour prodiguer ce soin.

Ce serait scandaleux que les médecins soient forcés de prodiguer l’aide médicale à mourir, qui demeure un soin pas comme les autres. Ce serait une atteinte à leur liberté de conscience.

Mais le peu d’empressement des médecins québécois à donner ce soin cause de la souffrance et des tracas à des patients qui sont en fin de vie.

Votre conscience est-elle à l’aise avec ça, docs ?

Peut-être que si plus de médecins prodiguaient l’aide médicale à mourir, moins de médecins seraient en retard pour la donner.

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La fin de vie de Mme Lise Rocque, 86 ans, a été ratée en raison de cafouillages « absurdes, burlesques », selon les mots de son fils Pierre.

Mais je tiens à souligner ici que depuis que l’aide médicale à mourir est offerte au Québec – puis au Canada –, je n’ai entendu que de superbes témoignages sur ces derniers moments de vie, de la part de proches et de médecins qui l’ont administrée.

Sans exception, les témoignages que j’ai recueillis en entrevue ou constatés dans les médias vont dans le même sens : il s’agit d’un moment solennel qui se déroule sereinement, souvent d’une grande beauté, qui aide le deuil des proches.

Le cas de Lise Rocque est, me semble-t-il, l’exception à cette règle.

C’est aussi ce que jure la Cité-de-la-Santé : « Nous n’avons jamais fait d’erreur de date avant, m’a dit Geneviève Goudreault, directrice de la qualité de l’évaluation, de la performance et de l’éthique au CISSS de Laval. C’est la première fois qu’une aide médicale à mourir ne se déroule pas comme le patient le souhaitait. »

J’ai senti un accablement sincère de la part du CISSS de Laval quand j’ai posé des questions au sujet de la fin de vie de Lise Rocque. Ils m’ont dit et répété qu’ils avaient échoué dans le cas de Mme Rocque et qu’ils allaient apprendre de ces erreurs. Je sais, d’autres sources, que ce cafouillage tragique est l’objet de révisions, à l’interne.

N’empêche…

Une femme âgée qui ne méritait pas cela a eu une fin de vie pitoyable. Cela a ajouté aux souffrances de Mme Lise Rocque. Ça mérite d’être souligné, dénoncé.

Et une semaine plus tard, ses enfants étaient encore atterrés. Pierre Lavigne : « Je garde le souvenir de ma mère qui, dans les dernières heures de sa vie, n’était pas sereine. Elle était en colère. Elle est morte en colère. »