Ça fait des années qu’on en parle, de santé mentale. Oh ! qu’il faut en parler. On en parle lors de la journée Bell cause pour la cause, on en parle quand quelqu’un se suicide après avoir demandé de l’aide et ne pas en avoir obtenu, on en entend parler quand sa famille en miettes appelle un journaliste pour dénoncer…

Des années qu’on dit et qu’on répète que la-santé-mentale-est-le-parent-pauvre-du-système-de-santé. Pu capable de l’entendre, celle-là.

Juste moi, fin 2018, j’en ai parlé deux fois. Elle s’appelait Lili (1), il s’appelait Jean-François (2). Deux suicides parmi tant d’autres, deux désespérés tombés dans les trous du système. Et chaque fois, la même chorégraphie : le public s’émeut, le politique se dit « bouleversé » et promet plus-de-fric-plus-d’organisation-plus-de-ressources…

Puis, le lendemain, on passe à autre chose.

Le Canadien qui aurait bien besoin d’un autre défenseur pour épauler Shea Weber, la tuque de Catherine Dorion, le hidjab, les maudits cyclistes, les nids-de-poule…

Je vous (re)parle de santé mentale parce que Caroline Touzin et Katia Gagnon ont accouché d’un dossier à faire hurler, samedi, dans La Presse+ (3) sur les difficultés d’accès aux soins de pédopsychiatrie au Québec : tu fais quoi quand ton enfant, quand ton adolescent a mal à l’âme au point de vouloir se tuer ?

Bien souvent, tu sèches.

Tout, absolument tout ce qui cloche en santé mentale était dans ce dossier de mes collègues…

La difficulté à obtenir un diagnostic, le temps passé sur une liste d’attente avant d’obtenir des soins, à ne pas obtenir de soins tout court MÊME SI L’ENFANT A DES PENSÉES SUICIDAIRES, les batailles constantes, kafkaïennes et épuisantes avec le système…

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J’ai voulu hurler dix fois en lisant le dossier…

La petite Laurie, agitée en classe, pas gérable : une psychologue « conclut à un trouble du déficit de l’attention et de l’hyperactivité ». On lui colle donc l’étiquette de TDAH. C’est ce qui teintera tout le cheminement de Laurie dans le système…

Mais elle n’avait pas le TDAH : elle a un trouble du spectre de l’autisme !

Il aura fallu cinq ans de crises, de prise en charge de la DPJ, de petites morts pour elle et pour ses parents avant que le système accepte d’explorer davantage, d’aller au-delà du (mauvais) diagnostic initial…

C’est ce qui arrive quand tu laisses des psychologues – et des médecins de famille – « conclure » à un TDAH, plutôt que de laisser le diagnostic exclusif de ce trouble d’apprentissage à des NEUROpsychologues qui posent ce diagnostic après des tests exhaustifs.

On dira que c’est plus cher, les neuropsys et leurs évaluations, mais ça coûte combien au système de s’acharner à traiter le TDAH inexistant d’une enfant en crise pendant cinq ans ?

J’ai voulu hurler quand j’ai lu que les 22 CISSS et CIUSSS – les créatures qui gèrent régionalement les soins de santé et de services sociaux – ne savent à peu près pas la durée d’attente moyenne pour un jeune qui a besoin des services d’un psychiatre ou d’un psychologue.

Dans un CISSS, on a une méthode de calcul ; dans un autre, une autre… Là-bas, au CIUSSS Machin-Chouette, on dit carrément aux journalistes de La Presse : « Nous ne possédons pas de document correspondant aux critères de votre demande »…

Dans certaines régions, c’est 169 jours ; dans d’autres, c’est 153. Ce qu’on comprend, c’est que partout, c’est long, c’est long en ta. C’est assez long pour que le mal grandisse et que tu aies le temps de sombrer encore davantage. Un psychoéducateur a même parlé de 12 mois d’attente, dans certains cas. Douze mois !

J’ai hurlé un peu, aussi, juste un peu, quand le psychiatre Olivier Farmer a fait un lien avec le traitement du cancer. Je le cite : « Pour les cancers, il y a des protocoles de traitement qui doivent se faire à l’intérieur d’une fenêtre de temps limitée. Je ne comprends pas pourquoi ce n’est pas comme ça en santé mentale. »

J’ai hurlé juste un peu parce que c’est une métaphore incomplète. Vrai, un cancer est souvent soumis à un protocole normé : ablation de la tumeur dans les  X jours, début des traitements dans les Y. Mais le cancer est infiniment plus « facile » à traiter qu’une dépression à 11 ans, des menaces – et une tentative – de suicide à 13 ans.

Les failles de l’âme vont toujours être plus difficiles à traiter qu’une tumeur au côlon, pour le système. Ça va toujours demander plus de jus de cerveau, de ressources et de temps, d’essais, d’erreurs, de recommencements. Ce sera toujours plus difficile à traiter qu’un cancer, pour le système. C’est dans la nature du mal.

Je lisais les témoignages recueillis par Katia Gagnon et Caroline Touzin. Ce qui frappe, ce qui exaspère, c’est que ça fait des années et des années que ces histoires sont dites et redites. Et que rien ne change, ou si peu.

Quand les médias racontent l’histoire d’une personne qui a demandé de l’aide, qui n’en a pas eu et qui finit par faire ce qu’elle avait menacé de faire, c’est-à-dire se suicider…

Ça vous touche, ça vous émeut. Je le sais. Je lis vos courriels quand je publie ces histoires-là.

Mais pour que ça change, en société, je pense qu’il faut plus que des des gens touchés et émus.

Il faudrait que ça vous mette en tabarn…

Quand vous êtes en tabarn…, sur les accommodements raisonnables, sur la corruption dans les contrats publics, sur l’état pitoyable des écoles, sur votre fardeau fiscal qui est trop élevé… L’État finit par bouger.

Peut-être qu’en santé mentale, c’est ce qui manque au Québec : une masse critique de citoyens qui sont plus qu’émus, qui sont carrément furieux.

Plus haut, je vous disais aussi qu’après la médiatisation d’un cas tragique qui retient l’attention une journée, on passe à autre chose : le CH, la tuque à Dorion, le hidjab, les maudits bécyks, des trucs polarisants que tout le monde connaît, comprend, OUI OU NON, POUR OU CONTRE, on ouvre les lignes…

Si les trous dans le système de santé mentale nous mettaient dans le dixième de la colère que suscitent ces sujets polarisants, je suis certain que l’État les boucherait, les trous.

***

Avez-vous vu circuler la lettre d’Émilie Houle, hier ?

C’était sur les médias sociaux, des milliers de partages via la page Facebook de son cousin Jimmy. La jeune femme raconte qu’elle a cherché de l’aide toute sa vie, ça remontait à loin, elle parle de ses rencontres avec les psys, de la difficulté de vivre avec les stigmates de la maladie mentale et du manque de ressources…

Un texte émouvant.

Le texte qu’elle a écrit avant de se tuer, le 29 mars dernier.

Elle avait 23 ans.

Notes

1. « Comme un océan fou », 15 novembre 2018

2. « Trois brochures et une pilule », 31 octobre 2018

3. « Le guichet cul-de-sac », 13 avril 2019