Le gestionnaire des logements sociaux qui abritent la quasi-totalité des Inuits du Grand Nord québécois s'apprête à évincer des dizaines de locataires, et ce, bien que la neige soit déjà arrivée dans la région.

Faute de pouvoir se tourner vers des logements privés - pratiquement inexistants au Nunavik -, les mauvais payeurs évincés devront rejoindre des proches dans des logements souvent déjà surpeuplés, vivre dehors ou risquer l'itinérance au «Sud».

La situation est préoccupante, selon une mairesse inuite qui plaide que la cherté de la vie au Nunavik oblige certaines familles à choisir entre loyer et épicerie.

L'Office municipal d'habitation Kativik (OMHK) n'avait pas procédé à des expulsions depuis 2016 et n'avait pas obtenu de nouveau jugement d'éviction depuis 2013. La région, qui traverse actuellement une vague de suicides, est aux prises avec une grave pénurie de logements depuis plusieurs années.

Après un an de réflexion pendant laquelle elles étaient suspendues, l'Office a décidé de reprendre les évictions en 2018, mais seulement après une campagne de sensibilisation.

«Ce n'est pas un processus intéressant pour quiconque, mais le message doit passer : on doit payer le loyer», explique Marie-France Brisson, directrice générale de l'OMHK, en entrevue téléphonique.

Mme Brisson reconnaît que ces expulsions peuvent avoir un «impact social, [un] impact familial» sur les familles concernées.

«Toute la communauté est touchée par cette situation», a rapporté Hilda Snowball, mairesse du petit village de Kangiqsualujjuaq. L'élue comprend qu'un locataire doive payer un loyer, mais, dit-elle, «je comprends aussi que c'est impossible pour certaines personnes de respecter cette obligation parce qu'il n'y a pas assez de perspectives d'emploi dans les petites communautés».

«Vivre dans le Nord coûte très cher : les loyers sont élevés et la nourriture est très coûteuse aussi. Les employés vivent d'un chèque de paie à l'autre», indique-t-elle, ajoutant que certaines personnes devaient «choisir quoi payer», de l'appartement ou de l'épicerie.

Au moins 225 décisions d'expulsion

Cet été, la Régie du logement a répondu positivement à au moins 225 demandes d'expulsion déposées par l'OMHK. De ce nombre, «un peu moins de 70» ménages recevront l'ordre de quitter leur appartement. Des huissiers feront une tournée des communautés à la fin du mois d'octobre pour expulser les plus récalcitrants.

À chaque étape, les locataires pourront éviter l'éviction en signant une entente de paiement «solide», a affirmé Mme Brisson, qui évoque une question d'«équité» : «Un ménage paie un loyer, alors, pourquoi un autre ménage ne le ferait pas?»

Surtout, souligne-t-elle, l'OMHK a adopté une «approche humaine» : une employée inuite a été embauchée pour faire une tournée de toute la région au cours des derniers mois. «Elle a fait le tour du Nunavik en porte-à-porte, pour prendre le temps de s'asseoir avec les gens. Ça a donné de beaux résultats. On voit déjà que nos chiffres s'améliorent. Le taux de collection est déjà amélioré en 2018.»

«L'état ne remplit pas ses obligations»

Mais selon Martin Gallié, professeur en droit du logement à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), l'approche véritablement humaine consisterait à ne pas mettre des locataires à la porte de leur logement.

«Comment peuvent-ils mettre en place une politique d'expulsion alors que les rapports sont unanimes - de l'ONU au gouvernement fédéral - et que les études sont unanimes pour dire que l'État québécois, comme l'État canadien, ne remplit pas ses obligations minimales [en matière de logement] à l'égard des populations autochtones, et du Nunavik en particulier? C'est surréaliste», a-t-il dit en entrevue téléphonique.

M. Gallié souligne que ces expulsés seront exclus de tout logement social (même ailleurs au Québec) pour les cinq années suivant leur éviction. Un problème majeur, alors qu'«il est établi qu'ils sont surexposés au risque d'être sans-abri et dans la misère» s'ils quittent la région.

Sans être aussi cinglant que M. Gallié, la mairesse Hilda Snowball a souligné que les expulsions «auraient dû être faites quand il faisait plus chaud».

«On trouve que c'est tard dans l'année, a admis Mme Brisson de l'OMHK. Ce sont des situations qu'on essaie d'éviter, [mais] il y a des délais légaux à suivre, c'est une procédure qui est assez intense».

Un système «à sens unique»?

En date de vendredi, la Régie du logement avait publié 226 décisions rendues dans la foulée de sa tournée du Nunavik réalisée cet été et impliquant l'OMHK : elles sont semblables en tous points, seuls le nom des locataires et le montant de la dette varient d'une décision à l'autre. La Régie ne rejette la demande de l'OMHK dans aucune de ses décisions.

Malgré les plaintes fréquentes des locataires de l'OMHK sur les réseaux sociaux quant à l'état de leur logement, aucune des décisions publiées jusqu'à maintenant ne concerne une requête soumise par un locataire. Selon la Régie, un tel dossier est toutefois actuellement en délibéré.

La situation était semblable en 2014, ce qui, à l'époque, a conduit Martin Gallié à critiquer un système de justice «à sens unique» dans une publication scientifique. «Le droit du logement est donc instrumentalisé et même usurpé par des pouvoirs publics incapables de répondre aux problèmes sociaux, notamment l'absence de logements décents», écrivait-il.

«Conformément à sa mission, la Régie donne de l'information neutre et objective aux personnes qui en font la demande», a indiqué par courriel le porte-parole Denis Miron.

«La Régie ne peut influencer un justiciable dans son choix d'introduire ou non un recours. »