«Le problème de SNC-Lavalin, c'est que cette boîte est une vache à lait. Il y a trop de gens qui en profitent. Et le coeur de tout cela, c'est Tunis. Tous les contrats, toutes les décisions passent par là.»

Mohamed* est un ingénieur tunisien employé par SNC-Lavalin. Comme plusieurs de ses collègues que La Presse a interrogés en Tunisie et en Libye dans les dernières semaines, le portrait qu'il brosse de la filiale de la firme en Afrique du Nord est dévastateur.

Ces employés ou ex-employés du géant du génie québécois parlent de corruption, de népotisme et de chantiers gérés avec incompétence.

Au centre de cet immense dérapage, le bureau de Tunis et son ancien grand patron, Riadh Ben Aïssa, écroué en Suisse et soupçonné de corruption et de blanchiment d'argent.

Le siège social reconnaît avoir perdu toute autorité dans cette région du monde. Il a entrepris un grand ménage. Le 26 avril, le directeur général du bureau de Tunis, Hugues Crener, a quitté l'entreprise pour «relever de nouveaux défis». Anis Mahmoud, le chef de chantier de la centrale thermique de Sousse, en Tunisie, a été remplacé par un ingénieur venu de Montréal. Et le coup de balai n'est pas terminé.

«Avec l'arrivée du nouveau vice-président-directeur (Charles Chebl), l'entreprise est actuellement à revoir et réorganiser ses activités dans cette région du monde», confirme la porte-parole de SNC-Lavalin, Leslie Quinton.

TEAM Design Studio

Les plans originaux de la prison de Gharyan, au sud de Tripoli, ont été préparés par l'architecte italien Domenico Alessandro De Rossi.

Une coquille vide en Libye

Dans un reportage publié par La Presse à la mi-avril, l'ancien directeur du projet de l'aéroport de Benghazi, en Libye, reprochait à SNC-Lavalin de s'être imposée grâce au soutien du clan Kadhafi, malgré la faiblesse de son projet et l'incompétence de son équipe tunisienne.

Ces propos ont piqué au vif des Tunisiens qui ont travaillé à ce chantier. «Nous formions une très bonne équipe d'ingénieurs. C'est vrai que la direction n'était pas à la hauteur, ça, je l'avoue. Mais les Libyens ont une part de responsabilité dans ce gâchis», dit Mohamed.

«Il faut se mettre dans le contexte. Le nouvel aéroport était un projet politique pour apaiser les gens de Benghazi, une ville marginalisée pendant des années par le pouvoir à Tripoli. C'était aussi une occasion pour les membres du régime de soutirer des pots-de-vin. À cause de cela, le client n'avait pas de vision claire du projet», explique Moustafa*, autre ingénieur tunisien.

Résultat, une confusion monstre régnait sur le chantier. Les directeurs de projet et les firmes de consultants se succédaient. Les retards et les blocages s'accumulaient. Un vrai cauchemar pour les ingénieurs, qui avaient le sentiment de construire une coquille vide.

«Un aéroport de 5 millions de passagers, c'est beaucoup trop gros pour Benghazi, estime Moustafa. La ville n'a pas l'industrie touristique ni les infrastructures nécessaires. Nous allions construire un aéroport surdimensionné qui n'allait servir à rien. Les membres du régime en profitaient sur le dos des gens de Benghazi. Cela fait mal au coeur.»

Sur le chantier, la mentalité était la même, ajoute Moustafa. «On sentait la corruption. Un jour, la construction d'un bâtiment n'était pas incluse dans nos plans d'ensemble et, le lendemain, elle l'était. C'était comme si on jouait aux dominos.»

Selon Mohamed, tous les achats devaient passer par le même fournisseur libyen, proche de Riadh Ben Aissa. Trois sources ont raconté à La Presse que la construction des maisonnettes destinées aux ouvriers asiatiques a été confiée à une firme tunisienne incompétente, bien qu'une société italienne ait été sélectionnée pour accomplir ce travail.

Le chantier de l'aéroport de Benghazi est abandonné depuis le soulèvement de février 2011 en Libye. SNC-Lavalin ne sait toujours pas ce qu'il adviendra de ce projet, évalué à 1,5 milliard de dollars, qu'elle avait obtenu grâce aux amitiés nouées entre Riadh Ben Aïssa et Saadi Kadhafi.

Pour sa part, Moustafa veut oublier sa désastreuse expérience libyenne. «Tout le projet était basé sur la corruption. Quand la fondation n'est pas bonne, le bâtiment risque de s'écrouler.»

*Les noms des ingénieurs ont été modifiés à leur demande.