Oui, les hommes québécois ont changé. Ceux de moins de 35 ans en particulier parlent de leurs émotions et s'investissent dans la conciliation travail-famille. Sauf que, quand les choses ne tournent pas rond, ils ne sont pas plus capables de demander de l'aide que leurs aînés. Que faire ? Changer les hommes ou la manière de les aborder ?

«Une tape dans le dos, c'est pas assez»

« J'étais en état de choc », dit Mario*, la quarantaine, en repensant au moment où sa copine - enceinte de leur premier enfant - l'a quitté. Carl a aussi des souvenirs douloureux d'une rupture amoureuse ancienne. « J'ai passé deux ans à brailler et à regarder par la fenêtre », raconte le jeune homme. Alors, quand sa nouvelle blonde l'a largué, il y a environ 18 mois, il n'a pas voulu répéter la même erreur : il a cherché de l'aide.

Carl a appelé au CLSC. Sans succès. « Si tu vas au CLSC, il faut que tu sois vraiment au bord du suicide pour qu'ils te prennent », dit Mario. Carl confirme : on lui a demandé s'il était suicidaire, il a dit non, alors il a été avisé qu'il y avait quatre mois d'attente... De l'aide, il en avait besoin tout de suite. Alors il a appelé une ligne d'écoute. Peut-être Tel-Aide, il n'est plus certain.

« J'ai braillé au téléphone et j'ai raconté mon histoire, mais au bout de 30 ou 45 minutes, je me suis fait dire que la consultation était finie, raconte-t-il, l'air encore stupéfait. J'ai trouvé ça ridicule. » Peu après, il a rappelé au CSLC. On lui a encore demandé s'il était suicidaire. Il ne l'était pas plus que la fois d'avant, mais il a insisté. Il trouvait horrible de se faire rejeter comme ça. « Déjà que c'est dur d'appeler », glisse-t-il, comme si c'était une évidence.

Carl a raison : pour bien des hommes, demander de l'aide ne va pas de soi. Les Québécois de sexe masculin veulent presque tous (85 %) résoudre leurs problèmes seuls, a révélé une enquête dirigée par Gilles Tremblay, spécialiste de la condition masculine attaché à l'École de service social de l'Université Laval. Plus encore : près de 60 % d'entre eux refusent de demander de l'aide, même s'ils savent qu'ils en ont besoin. Sur ce plan, les jeunes hommes ne font d'ailleurs pas mieux que leurs aînés.

« Il faut vraiment qu'il soit minuit moins une parce que, au début, on pense que ça va se régler tout seul. On pense tout le temps que ça va passer », explique Mario.

Homme trop autonome?

« La souffrance n'est ni masculine ni féminine. Ce qu'il faut comprendre, par contre, c'est que l'expression de la souffrance est très socioculturelle », précise Philippe Roy, spécialiste de la prévention du suicide et de la santé mentale au masculin. 

Plusieurs professionnels rencontrés par La Presse+ dans des colloques sur la santé et le bien-être des hommes l'ont dit d'une façon ou d'une autre : les hommes n'apprennent pas à demander de l'aide, et les professionnels auxquels ils s'adressent ne sont pas toujours outillés pour les accueillir.

« On demande aux hommes de s'habiller en femmes pour demander de l'aide », a résumé Gilles Tremblay, en septembre dernier, lors d'un colloque tenu à Laval. Sa boutade voulait illustrer que le système ne tient pas compte de la manière qu'ont les hommes d'exprimer leur souffrance et ne sait pas trop comment y faire face. « C'est à nous de changer pour mieux rejoindre les hommes », estime d'ailleurs la psychologue Brigitte Lavoie, spécialiste de l'intervention auprès de la clientèle masculine.

Qu'est-ce qui est si différent ? Tout d'abord, les hommes attendent plus longtemps avant de demander de l'aide. Alors quand ils s'y résignent, leur niveau de détresse est élevé et ils veulent être pris en charge tout de suite. « Dans notre système de santé, on n'a pas toujours des ressources disponibles pour un besoin pressant », déplore Philippe Roy.

Un réflexe à changer

La résistance des hommes peut s'expliquer de plusieurs façons, qu'il est possible de résumer en une idée : la socialisation masculine.

Par ailleurs, en l'absence de modèles masculins proches, le garçon tendrait à se définir « par la négative », c'est-à-dire à mettre de côté ce qui est perçu comme « féminin ».

« Entre hommes, on ne parle pas trop de nos émotions, admet Richard*, 54 ans. On va parler de la colère, des frustrations, mais le reste, on tient ça un petit peu loin. »

Pierre L'heureux, qui forme des professionnels à intervenir auprès des hommes, ajoute que la façon dont les hommes se soutiennent les uns les autres ne favorise pas l'expression de la souffrance. « On se dit l'un à l'autre que ça va passer, dit-il. On se renforce dans le réflexe de ne pas consulter. »

Changement de perspective

« Une tape dans le dos, ce n'est pas assez », affirme toutefois Carl, avant d'admettre qu'il avait peur d'être jugé par ses amis et d'inquiéter ses proches. « Tu ne veux pas pleurer devant tes amis, laisse-t-il tomber. Et je ne voulais pas que ma mère me voie dans cet état-là. » En insistant auprès du CLSC, Carl a été redirigé vers le Service d'aide aux conjoints. Mario, lui, a choisi de prendre toute l'aide qu'il pouvait : psychologue, travailleur social, médecin, psychiatre... et son entourage personnel.

En tant que papa séparé, Carl doit encore aller en cour pour faire valoir ses droits, sept ans après la naissance de sa fille. Le soutien de l'organisme Pères Séparés lui a d'ailleurs été d'un grand secours sur les plans juridique et émotif. Ce groupe communautaire s'articule entre autres autour de groupes de discussions entre hommes.

Comment aider les hommes à s'aider eux-mêmes ? En adaptant les modes d'intervention auprès d'eux, estiment plusieurs spécialistes (voir l'onglet suivant). Ce qui impliquerait en premier lieu de changer la façon de voir les hommes de manière globale. « Il faut changer la façon d'envisager la masculinité, car elle est basée sur l'idée qu'il y a quelque chose qui cloche chez l'homme », juge l'Australien John Macdonald, citant notamment la difficulté à parler des choses intimes et le refus d'accepter la faiblesse.

Selon le directeur du Men's Health Information and Resource Centre de l'University of West Sidney, il est urgent de mettre fin « à la tendance de blâmer les hommes pour leur santé à cause de leur masculinité » et de miser sur ce que les hommes font de bien pour les inciter à faire mieux. « Ce que je déplore, c'est de voir des hommes dire qu'ils vont s'en sortir tout seuls, dit Carl. Tu ne peux pas toujours t'en sortir tout seul. »

* Un prénom fictif a été utilisé afin de permettre à Mario et à Richard de se confier plus librement.

Des pistes de solution

Il faut tenir compte des réalités et réticences masculines pour intervenir de manière efficace auprès d'eux. Psychologues, universitaires et intervenants sociaux proposent des pistes pour mieux cerner et aider les hommes.

Parler «homme»



« Les techniques d'intervention ont été développées à partir de la recherche faite avec des femmes », dit la psychologue Brigitte Lavoie. Plutôt que de se faire parler d'émotions, les hommes seraient plus sensibles à des interventions qui parlent de « reprendre le contrôle » ou de se « remettre sur la bonne track ». Apprendre à parler « homme », c'est aussi apprendre à les entendre, estime-t-elle. Alors qu'elle était stagiaire, elle a été dépêchée auprès d'hommes qui avaient vécu un accident minier. L'un d'eux s'était exclamé : « Crisse qu'on va être contents de voir nos femmes et nos enfants ! » Elle n'a pas tout de suite saisi l'importance de cette phrase. C'est son superviseur qui a fait remarquer que cet homme venait de dire qu'il avait eu peur de mourir et que ça lui avait fait réaliser à quel point sa femme et ses enfants comptent pour lui. « Est-ce qu'on est capables d'entendre ce que les hommes disent dans leur langage ? », fait encore valoir la psychologue.

Faire preuve de souplesse



De manière générale, la demande d'aide doit être faite par la personne elle-même. Un nombre grandissant de ressources acceptent toutefois qu'une tierce personne (compagne, mère, soeur, amie) appelle à la place de l'homme. Brigitte Lavoie est convaincue que si cette pratique se répandait, plus d'hommes profiteraient des services de soutien. « Je le fais depuis des années, dit la psychologue. Cent pour cent des hommes dont le rendez-vous a été pris par une tierce personne se présentent. Et ils ne sont pas moins engagés [dans la thérapie]. » Faire preuve de souplesse, c'est aussi adapter son rythme à celui de l'homme. Pierre L'heureux, intervenant et formateur en intervention auprès des hommes, dit que les hommes ont tendance à aller à deux séances, à faire un bout de chemin seuls et à revenir plus tard. « Ça ne colle pas aux modèles mis en place. Les hommes qui agissent comme ça ne sont pas perçus comme des gens motivés », déplore-t-il.

Groupes de soutien



Pierre L'heureux a déjà envoyé des gars « qui ne buvaient pas significativement » à une réunion des Alcooliques anonymes. Entendre un homme raconter ses difficultés - quelles qu'elles soient - aide à faire tomber des barrières chez les autres. « Les témoignages aident à faire face à son sentiment d'échec », dit-il. Vivre ce genre d'expérience ferait diminuer la honte ressentie par l'homme en détresse et l'inciterait à s'engager dans une démarche approfondie. Richard, qui fréquente Pères Séparés depuis des années, est d'accord. « Les groupes de soutien à Pères Séparés m'ont permis de voir que je n'étais pas seul à vivre ça, dit-il. Ça fait une grosse différence. On peut se voir chez l'autre et on peut aussi se voir dans l'ex de l'autre. »

Le bon contexte



Avec les hommes, il vaut mieux prendre les émotions à revers. « On part des faits pour aller vers les émotions. Avec un gars traditionnel, tu ne commences pas en lui demandant : "Comment tu te sens ?", dit Philippe Roy, spécialiste de la prévention du suicide et de la santé mentale au masculin. Tu commences par les faits et la personne est en territoire sécuritaire pour s'ouvrir. Il est faux de dire que les hommes ne parlent pas, tous les hommes parlent. Il s'agit de savoir dans quel contexte ils se sentent à l'aise de le faire. » Mireille Morin, intervenante auprès de jeunes hommes à l'Auberge du coeur Le Tournant, a d'ailleurs raconté dans un colloque tenu plus tôt cette année qu'elle a bien plus de chances de percer la coquille d'un jeune homme en faisant une corvée de peinture à ses côtés que lors d'une discussion face à face dans un bureau fermé.

Des ressources disponibles



Tel-Aide

Soutien téléphonique

514 935-1101

Pères Séparés

Soutien juridique et groupes de discussion

514 254-6120

Service d'aide aux conjoints

Service d'aide, d'information et de soutien pour hommes en difficultés conjugales

514 384-6296

Entraide pour hommes

Longueuil : 450 672-6461

Vallée-du-Richelieu/Saint-Hyacinthe : 450 446-6225

Réseau Hommes Québec

Groupe de soutien entre hommes

Montréal : 514-276-4545

Centres de crise du Québec

Soutien téléphonique et référence

1 866 277-3553 (1 866 APPELLE)