Quatre ans après le lancement de la Banque publique de lait maternel, Héma-Québec estime qu'enfin, elle est tout près d'atteindre son objectif de 4000 L par an. Pour y arriver, il lui faut toutefois recruter 700 nouvelles donneuses chaque année. La Presse a eu un rare accès au laboratoire où l'on traite ce lait destiné à des bébés venus au monde beaucoup trop tôt.

Bon an, mal an, environ 700 mères offrent une partie du lait qu'elles produisent à la banque pour grands prématurés d'Héma-Québec. Un geste lourd de signification pour celles qui donnent... et pour les familles des petits receveurs. Voici le récit de mères aux extrémités du processus.

Donner à ceux qui restent

La petite Bérénice est née en pleine santé le 9 juillet 2017. Environ une semaine après sa naissance, son état inquiète toutefois ses parents. À l'hôpital, on lui diagnostique une jaunisse suffisamment sévère pour qu'elle soit placée sans délai dans un incubateur.

«Ce n'était pas si grave, mais j'ai fait mon entrée dans l'univers de la néonatalogie. Ça m'a vraiment secouée, confie la mère de Bérénice, Caroline Dawson. Je venais de donner naissance à mon enfant et j'étais très émotive. De la voir toute petite, affaiblie, démunie... La seule chose que je pouvais faire, c'était de lui donner mon lait toutes les trois heures.»

Pendant l'hospitalisation de sa fille, Caroline a reçu la visite de son frère et d'une amie. Pour la soutenir, ils lui ont apporté à manger. «Eux aussi, tout ce qu'ils pouvaient faire, c'est me donner à manger, fait-elle remarquer. J'ai réalisé combien ce geste était important. C'est un peu quétaine, mais c'est vrai que c'est la base.»

Bérénice s'est remise rapidement, mais Caroline a été marquée par son passage à l'hôpital.

«Quand je suis repartie avec ma fille, j'ai balayé la pièce du regard, et en voyant les autres mamans, ça m'a brisé le coeur. La plupart des bébés qui étaient là l'avaient pas mal moins facile que ma fille. Une jaunisse, comparée aux grands prématurés, ce n'est rien!»

La mère de deux enfants s'est mise à réfléchir: comment venir en aide aux familles qui, elles, devaient rester à l'hôpital? La réponse est venue d'elle-même, quelques jours plus tard, lorsqu'elle a vu une publicité d'Héma-Québec, à la recherche de donneuses pour sa banque publique de lait maternel. Une amie venait de lui donner un tire-lait, sa fille était en santé, l'allaitement se déroulait bien... «Tout était en place pour que je donne mon lait», affirme Caroline.

Après des vérifications d'Héma-Québec sur son état de santé et en prenant soin de suivre toutes les règles d'hygiène encadrant ses dons, elle s'est ajoutée à près de 700 donneuses de lait maternel au Québec. Si elle le souhaite, elle pourra participer au programme jusqu'au premier anniversaire de Bérénice. La composition du lait des mères de bébés de plus d'un an est moins appropriée aux besoins des bébés prématurés.

«Toutes les conditions sont là pour que j'aide ces bébés, résume Caroline. Quand je suis partie de l'hôpital, je me sentais presque mal d'avoir deux enfants en santé. J'ai eu un petit coup d'oeil de ce qu'est la néonatalogie, et je me suis sentie démunie face à ce que vivaient les parents qui restaient là. Je peux les aider, alors pourquoi je ne le ferais pas?»

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Caroline Dawson et sa fille Bérénice

Après le choc, la reconnaissance

William devait naître tout juste avant l'été. Sa mère, Sounithtra Vongsaphay, éprouvait des problèmes avec sa glande thyroïde, mais rien n'indiquait qu'elle allait accoucher prématurément. Néanmoins, le garçon est né après seulement 28 semaines de gestation, le 8 mars 2017.

«C'était une grosse surprise! La chambre du bébé n'était pas prête, et je n'avais même pas lu mes livres sur la maternité», raconte Sounithtra. La jeune mère souhaite alors allaiter son bébé. Le lait maternel réduit notamment les risques pour son fils de développer une entérocolite nécrosante, une maladie intestinale qui touche 6 % des bébés prématurés.

Par contre, malgré tous ses efforts, Sounithtra ne parvient à tirer que quelques millilitres de lait. «Mon mari allait à toute vitesse donner ces quelques gouttes quand j'arrivais à les tirer», raconte la jeune mère. Les infirmières en néonatalogie lui proposent alors de donner à William du lait maternel issu de la banque d'Héma-Québec.

«Je n'avais jamais entendu parler des dons de lait maternel avant d'accoucher. Pour être honnête, sur le coup, quand l'infirmière nous a fait cette proposition, mon mari et moi étions sceptiques», raconte la jeune mère.

«Le lait d'autres personnes? On n'était pas sûrs. Quand on nous a expliqué les bienfaits du lait maternel, on s'est dit: "O.K., on a une chance de donner ce lait à William, il faut accepter." C'est la meilleure décision que l'on pouvait prendre.»

Le poupon a profité des dons de lait maternel les premiers jours de sa vie. Après une semaine, Sounithtra a été en mesure de prendre le relais. Et à 14 mois, William «se développe bien» aujourd'hui. «De pouvoir lui donner du lait maternel quand je ne pouvais pas le faire, ça a fait toute une différence. Ça m'a enlevé un gros poids. Ça m'a permis de rester positive à travers tout cela.»

Qui peut donner?

Voici les critères d'admissibilité pour les donneuses de la banque de lait d'Héma-Québec:  

- Être en santé.

- Allaiter d'abord son enfant et n'offrir que sa surproduction à la banque.

- Répondre à un questionnaire sur ses habitudes de vie.

- Accepter de se soumettre à des prélèvements sanguins.

- Vivre dans un secteur desservi par la cueillette à domicile ou près d'un point de dépôt.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Souni Vongsaphay et son fils William

Le chemin du lait maternel

Au fil des ans, Héma-Québec a perfectionné le traitement des dons afin d'éviter les pertes liées à la contamination du lait. Voici le chemin que parcourent ces bouteilles remplies par près de 700 donneuses.

1) Chacune des donneuses de lait maternel reçoit des petites bouteilles comme celle sur la photo. Elles tirent leur lait après avoir suivi des règles d'hygiène qui limitent le risque de propagation des virus et des bactéries. Une fois le lait embouteillé soigneusement, il sera gardé au congélateur avant la cueillette à domicile à Montréal et à Québec. Les donneuses de Gatineau et de Sherbrooke (et Trois-Rivières sous peu) doivent le déposer à un point de service.

2) La journée commence tôt dans les locaux d'Héma-Québec, situés dans l'arrondissement de Saint-Laurent, à Montréal. Les petites bouteilles de lait maternel congelé passent d'abord au tri. Elles sont identifiées et elles comptent toutes un code à barres qui permet le suivi tout au long du processus.

3) Pas question toutefois d'ouvrir les bouteilles à l'extérieur du laboratoire aseptisé. Le lait maternel que recueille Héma-Québec sera offert à des bébés prématurés, nés à moins de 32 semaines de gestation. N'entre donc pas qui veut dans cet environnement ultracontrôlé.

4) Héma-Québec soumet d'abord le lait décongelé de chacune des donneuses à une analyse bactériologique. Par la suite, l'équipe du laboratoire versera dans un même grand bocal le lait de six donneuses. Parce que la composition du lait change d'une mère à l'autre, et avec l'âge du bébé allaité, cette mise en commun permet d'obtenir un lait plus riche.

5) Après avoir testé une autre fois le mélange composé du lait des six donneuses, on procède à la mise en bouteille. Chaque contenant de 100 ml est étiqueté, puis déposé dans un appareil de pasteurisation. Ce procédé permet d'éliminer les virus et les bactéries qui pourraient avoir contaminé le lait.

6) Après la pasteurisation, le lait est une fois de plus testé: une analyse microbiologique permet de s'assurer que le produit sera sécuritaire pour les petits patients à qui il est destiné. L'équipe d'Héma-Québec procède aussi à un test de valeur nutritionnelle. Les bouteilles sont ensuite déposées dans un immense congélateur en attendant le transport vers les hôpitaux. La température oscille autour de - 26°C.

7) La quantité de lait offerte par les donneuses varie d'une journée à l'autre. Pour s'assurer de répondre à la demande, Héma-Québec prévoit qu'en tout temps, environ la moitié des 700 mères inscrites au programme est en mesure de lui faire parvenir son lait. Car le moindre rhume peut faire en sorte qu'une donneuse ne peut pas offrir son lait. Il en va de la santé des bébés prématurés.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Chacune des donneuses de lait maternel reçoit des petites bouteilles comme celle-ci.

Quand Toyota s'en mêle

Si Héma-Québec souhaite recruter davantage de donneuses pour sa banque, ses équipes de laboratoire doivent être en mesure de traiter tout ce lait. Pour y arriver, l'organisation a fait appel à l'expertise d'une filiale du constructeur Toyota.

«L'idée, c'était de sauver des minutes et des secondes ici et là, à chaque étape. On a travaillé avec le personnel d'Héma-Québec et on a trouvé là où l'on pouvait améliorer les choses», explique Jamie Bonini, vice-président chez Toyota Production System Support Center. Résultat: l'équipe du laboratoire arrive aujourd'hui à traiter deux arrivages de lait par jour plutôt qu'un seul. «Dans le fond, le traitement du lait, c'est une ligne de production, mais avec un produit biologique et des normes très strictes à suivre, résume Laurent Paul Ménard, porte-parole d'Héma-Québec. On s'est dit dès le départ qu'une organisation qui gère des chaînes de montage impressionnantes pouvait certainement nous aider. En analysant chaque geste, c'est ce qu'ils sont arrivés à faire.»

M. Ménard ajoute que, grâce à ces améliorations, l'objectif de 4000 L de lait par an est réalisable dès cette année. Au total, environ 1000 bébés pourraient profiter de ces dons.

Photo Alain Roberge, La Presse

Héma-Québec souhaite amasser annuellement 4000 L de lait maternel. Une quantité qui permettrait à l'organisme de venir en aide à un millier de bébés.