Au Québec comme aux États-Unis, la consommation de drogues chez les adolescents tend à diminuer. Est-ce un effet des nombreuses campagnes de sensibilisation? Peut-être. Des chercheurs émettent toutefois une autre hypothèse: et si les écrans remplaçaient peu à peu la drogue chez nos jeunes?

Écrans euphorisants

L'interrogation a fait grand bruit aux États-Unis à la fin du mois de mars: la direction du National Institute of Drug Abuse a fait un rapprochement entre les effets recherchés par la consommation de drogues et l'utilisation des écrans chez les adolescents. Parce que les experts nagent encore en plein brouillard, l'organisation américaine entend lancer une étude à ce sujet prochainement.

Un questionnement qui a des échos au Québec. «On émet plusieurs hypothèses. Effectivement, ce que l'on constate, c'est que ces jeunes qui utilisent beaucoup la technologie semblent moins consommer que ceux qui ne s'y adonnent pas», fait remarquer Anne Elizabeth Lapointe, directrice générale du Centre québécois de lutte aux dépendances.

Entre 2000 et 2013, le nombre d'élèves du secondaire qui sont consommateurs réguliers de cannabis est passé de 14,8 % à 6,4 % au Québec. Même les consommateurs occasionnels se font plus rares, passant de 14,1 % à 9,7 % dans la même période.

Attention aux conclusions trop hâtives, tempère toutefois Mme Lapointe. Les campagnes de sensibilisation pourraient avoir joué un rôle dans cette diminution. La crise des opiacés, avec les nombreux décès par surdose survenus au cours des dernières années, a aussi pu faire réfléchir certains adolescents.

«C'est difficile de se prononcer. Est-ce une combinaison de tous ces facteurs, y compris des écrans? Peut-être», ajoute Mme Lapointe, aussi directrice générale du volet prévention à la Maison Jean Lapointe.

Parce que l'utilisation du téléphone intelligent et de la tablette demeure récente dans le quotidien des adolescents, les experts dans le domaine se prononcent du bout des lèvres. Ils s'entendent toutefois sur l'intérêt de documenter la relation entre les écrans et les stupéfiants.

«La consommation [de drogues ou d'alcool] a toujours été un facteur d'intégration sociale. Est-ce que les écrans, c'est la même chose ? Peut-être. Mais est-ce que l'un se substituera à l'autre ? Je ne sais pas. On travaille surtout avec des impressions», résume Magali Dufour, professeure et directrice des programmes d'intervention en toxicomanie à l'Université de Sherbrooke. Avec deux collègues, elle mène d'ailleurs l'étude Virtuado, une enquête visant à clarifier le portrait des jeunes souffrant de cyberdépendance au Québec.

«C'est sûr que ce que l'on remarque chez nos jeunes dans Virtuado, c'est le fait que, souvent, il n'y a pas de consommation parce qu'il y a peu de contact avec le monde hors ligne. Pour avoir de la consommation, surtout de la consommation illégale, ça prend un réseau. Ces jeunes ne consomment pas seuls dans leur maison», ajoute-t-elle.

Des codes en transformation

Le lien entre les écrans et la diminution de la consommation de drogues n'est pas encore établi, mais sur le terrain, les intervenants auprès des adolescents constatent une évolution de leurs relations sociales. «Les jeunes se rassemblent moins, souligne Patrice Forest, directeur de l'école secondaire Édouard-Montpetit. Un policier de quartier me disait, au retour de la semaine de relâche, que les jeunes ne sont pas sortis de chez eux [pendant le congé]. Il disait: "On n'a pas vu vos jeunes sur le territoire." Ils étaient chez eux, derrière un écran, en train de communiquer avec d'autres jeunes.»

Les occasions de «se rencontrer pour prendre un joint entre amis» sont peut-être moins nombreuses, ajoute le directeur. Du même coup, il précise tout de même que les problèmes de consommation de drogues n'ont pas complètement disparu. «La drogue dans les écoles secondaires, ce n'est pas alarmant comme c'était avant. Par contre, il arrive parfois qu'on note de petites augmentations des interventions à ce sujet. Actuellement, on a un petit enjeu là. On y voit de plus près.»

Effets pernicieux?

Si l'interdit demeure autour de la consommation de drogues, les écrans, eux, sont partout. Si les jeunes y recherchent une forme de stimulation et d'acceptation sociale, comme le croient plusieurs experts, risquent-ils une forme de dépendance?

«Nous, on fait une différence entre "en ligne" et "hors ligne", mais les jeunes ne font pas cette différence-là, précise Magali Dufour, aussi chercheuse à l'Institut sur les dépendances. Alors sommes-nous encore dans un effet de nouveauté ou fait-on face à un problème de santé mentale? C'est très difficile à démêler.»

La chercheuse souligne que les adolescents passent en moyenne une vingtaine d'heures par semaine les yeux rivés sur un écran. S'il faut reconnaître les effets bénéfiques de la technologie, et éviter les discours alarmistes, Mme Dufour rappelle l'importance d'un cadre autour de l'utilisation des écrans. «Ce que l'on dit, c'est que lorsqu'un objet peut procurer du plaisir, c'est important d'y aller avec modération. C'est sûr qu'il faut un cadre, mais la société est en train de s'en donner un doucement, le temps d'utilisation et ce qu'on peut faire là-dessus. Plus on a un cadre clair, plus ça peut avoir un effet protecteur.»

Faut-il s'inquiéter?

Si la toxicomanie est davantage documentée, la définition même de la cyberdépendance ne fait pas l'unanimité chez les experts. Où alors tracer la ligne entre une utilisation acceptable et une consommation exagérée? Voici l'avis de spécialistes de la question.

S'arrêter ou pas?

«Il faut comprendre que même si l'usage des écrans est répandu, il n'y en a pas tant que ça qui ont développé une dépendance», tempère Anne Elizabeth Lapointe, directrice générale du Centre québécois de lutte aux dépendances. Cependant, elle ajoute qu'il y a lieu de se questionner lorsqu'un «jeune réagit mal quand on lui enlève les jeux vidéo, et qu'il n'est pas capable de faire autre chose. C'est peut-être un signe qu'il y a lieu de diminuer la consommation, de voir ce qui peut l'intéresser ailleurs». 

Une vie hors ligne

Un adolescent passe beaucoup de temps devant les écrans, mais il pratique un sport, il côtoie des amis et il participe volontiers à des activités hors ligne? Voilà qui est bon signe, assure Miguel Therriault, coordonnateur des services professionnels aux centres Le grand chemin, une ressource d'hébergement pour jeunes aux prises avec une dépendance. «Comme parent, on veut s'assurer que les activités de notre enfant ne sont pas toutes centrées sur l'internet», explique-t-il. Des intérêts diversifiés limitent alors les excès. «C'est aussi important que le parent s'investisse dans la relation avec son adolescent. Il y a un fort élément de prévention en cyberdépendance qui vient du maintien des relations hors ligne», précise M. Therriault.

Des signes inquiétants

Peu importe la dépendance, certains signes demeurent alarmants. La présence d'une perte de contrôle dans l'utilisation, de l'incapacité de respecter ses propres engagements de consommation et de l'obsession par rapport à une substance ou à un jeu devrait d'abord sonner l'alarme. «Si on associe cette perte de contrôle à des troubles fonctionnels - de l'absence scolaire, des problèmes de sommeil, des conflits familiaux - et qu'on observe une souffrance cliniquement observable, là, on sait qu'on est face à une personne qui peut avoir besoin d'aide», précise Miguel Therriault.

Les jeux multijoueurs

Aux centres Le grand chemin, les jeunes qui présentent une cyberdépendance luttent presque tous contre le même problème: l'obsession des jeux «massivement multijoueurs en ligne». «Ce sont des jeux sans fin, comme World of Warcraft, par exemple. Le joueur développe une appartenance à un groupe de vrais joueurs. Plus ils vont jouer, plus leur personnage va évoluer. Ces jeunes vont beaucoup s'identifier à leur avatar. C'est là qu'on peut commencer à avoir un problème», explique Miguel Therriault. L'adolescent qui se construit un avatar puissant et apprécié, mais qui, dans la réalité, a des difficultés sociales, court plus de risques de dépendance. Croise-t-on aussi des jeunes dépendants aux réseaux sociaux dans les centres d'hébergement? «Non, mais ça ne veut pas dire que c'est impossible que ça arrive.»

La faute à la dopamine

Plusieurs parents constatent le même phénomène: lorsqu'ils avisent leur enfant de fermer un écran, ils font face à un jeune irritable, voire agressif. C'est la faute, entre autres, à la dopamine. L'utilisation d'un jeu vidéo ou les échanges stimulants à travers une application procurent du plaisir aux utilisateurs. Résultat : le cerveau produit de la dopamine. C'est l'effet euphorisant de cette hormone qu'ils recherchent, encore et encore. Le fait de fermer subitement l'écran entraîne un manque... et un inévitable inconfort, explique Magali Dufour, chercheuse principale à l'Institut universitaire sur les dépendances.

Photo archives Reuters

«Lâche ton cell»

Dans une classe de l'école secondaire Édouard-Montpetit, à Montréal, plusieurs adolescents ne se font pas prier pour discuter de l'utilisation du téléphone intelligent. «Moi, mon père me dit "lâche ton cell", mais quand je lui parle, il me répond "humm humm" parce qu'il joue lui-même sur ton téléphone.»

Pendant l'atelier La face cachée des écrans, donné par la Maison Jean Lapointe, en collaboration avec le Centre québécois de lutte aux dépendances, les adolescents de deuxième secondaire sont invités à s'exprimer, sans jugement, sur la vie derrière l'écran. L'animateur, Max Teissere, prend la balle au bond lorsqu'il est question d'incompréhensions entre les parents et les jeunes.

«Si vos parents vous demandent: "Mais qu'est-ce que tu fais?", ne répondez pas: "Rien...", mime-t-il en pianotant sur un téléphone imaginaire. Expliquez-leur: "Je suis sur Snapchat, et là je prends une photo, je peux mettre des filtres, et là, vous voyez, je peux vomir un arc-en-ciel..."» La classe s'esclaffe. «Peut-être qu'ils vont trouver ça un peu débile, s'amuse Max, mais au moins, vous êtes en train d'avoir une conversation.»

L'objectif de la conférence, offerte gratuitement dans les écoles de Montréal, est d'amener les jeunes à jeter un regard sur leur propre utilisation des écrans, et de les aider à bâtir des ponts avec leurs parents. Ces derniers se sentent parfois un peu dépassés par toute la place que prend la technologie dans leur vie.

«Les parents s'inquiètent énormément, parce qu'il y a un déséquilibre. Ils ne comprennent pas tout ce que leurs enfants font, et leurs compétences parentales sont parfois mises à mal», indique Jean-François Poirier, coordonnateur des projets de prévention à la Maison Jean Lapointe.

«On explique ces incompréhensions aux jeunes, ajoute M. Poirier, qui est lui-même père d'un adolescent. Nous, on a la notion de "connecté et non connecté", mais eux ne l'ont pas: ils sont toujours connectés.»

Attrait ou excès?

Les jeunes l'expriment d'emblée : sans les réseaux sociaux, sans les jeux et les outils technologiques, ils sont parfois déboussolés. «On est tout le temps sur notre téléphone. La technologie est partout, et c'est difficile pour nous de nous en passer!», lance une adolescente, qui admet avoir dû limiter son utilisation des écrans récemment.

«On est tous dans le même bateau. C'est vrai que la technologie est partout, répond Max. Aujourd'hui, on va plutôt parler d'un usage équilibré et déséquilibré des écrans, mais je ne suis pas là pour vous dire que les écrans, c'est diabolique.»

L'animateur invite alors les jeunes à compter le nombre d'écrans que l'on trouve chez eux, au total. Les mains se lèvent. La majorité des élèves affirment qu'on trouve entre 5 et 10 écrans dans leur maison. Du bout des lèvres, un jeune déclare qu'il y a une vingtaine d'écrans chez lui, en comptant les appareils de tous les membres de la famille et les téléviseurs.

Parce que les écrans sont aussi attrayants qu'accessibles, difficile de se donner soi-même un cadre d'utilisation, à l'adolescence de surcroît. L'animateur explique aux jeunes les signes d'excès: estime de soi en baisse, sommeil perturbé, obsession des écrans, incapacité à se contrôler, échecs scolaires et personnels, propos inacceptables sur les réseaux sociaux...

Texter toute la nuit

«Moi, mes parents m'obligent à dormir sans mon cell parce que sinon, je pourrais texter toute la nuit, admet une élève lorsqu'il est question de sommeil.

- Et maintenant? Comment ça se passe pour toi? lui demande Max.

- Je m'endors deux fois plus vite sans mon téléphone... ajoute l'adolescente.»

L'animateur y revient à plusieurs reprises : les parents ont beau être parfois largués par la dernière application numérique à la mode, les jeunes et les adultes ont tout avantage à se comprendre et à établir un cadre ensemble.

«Pour la consommation de drogues et d'alcool, on sait qu'un des grands facteurs protecteurs, c'est de manger en famille, d'en discuter, illustre Magali Dufour, professeure et directrice des programmes d'intervention en toxicomanie à l'Université de Sherbrooke. Au sujet des écrans, qu'est-ce qu'on doit faire? Il faut s'intéresser à ce qu'ils font [là-dessus]. Quels sont leurs intérêts? Ce n'est pas parce que les parents n'ont jamais pris de LSD qu'ils ne sont pas encore capables d'en discuter. C'est la même chose avec les écrans.»

Photo archives AFP