Dans les dernières semaines,  le mouvement #moiaussi s'est étendu aux femmes adeptes du plein air.  À pied, en eau vive ou au sommet des montagnes, elles sont aussi sujettes à des avances non désirées  et à de la discrimination, autant dans des endroits reculés du monde qu'ici. Des voix s'élèvent pour sensibiliser et dénoncer.

Sexisme en rivière, en forêt, sur la paroi...

Anna Levesque sortait fraîchement d'une matinée de ski dans la poudreuse des montagnes de la Caroline du Nord lorsqu'elle nous a raconté son parcours de guide en eau vive.

Elle s'estime chanceuse, elle n'a jamais été victime d'agressions sexuelles, mais elle a déjà entendu parler d'histoires d'horreur. Au fil des ans, elle a encaissé sa part de remarques dégradantes, dit-elle, jointe au bout du fil par La Presse.

«J'ai commencé à apprendre le métier de guide dans les cuisines d'un centre d'excursions. J'étais jeune, je n'avais pas d'expérience. Je me souviens d'un kayakeur du secteur de la rivière Rouge qui m'avait passé une remarque très blessante. Une remarque qui est restée gravée dans ma mémoire: "kitchen wench" (fillette de cuisine). La plupart des gars étaient sympathiques, mais quelques-uns voulaient me casser. J'ai eu la chance d'apprendre d'une femme durant mes congés. Plus tard, j'ai eu une sorte de revanche. J'ai dit à un gars: "Je suis fière d'avoir ramé avec toi même si tu as été un trou de cul."»

Anna est devenue médaillée de l'équipe canadienne de compétition de kayak. L'eau vive n'a plus de secrets pour la femme originaire de Hawkesbury, en Ontario. Parmi ses faits d'armes, elle a été nommée personnalité la plus inspirante et marquante de 2017 par le magazine de référence Blue Ridge Outdoors. Aujourd'hui installée à Ashville, aux États-Unis, elle dirige l'entreprise qu'elle a fondée, Girls at Play - Mind Body Paddle. Elle enseigne le canoë et le kayak depuis plus de 20 ans, la planche à rame (SUP), en plus du yoga spécialisé pour les pagayeurs.

«Le kayak est un monde fermé, mais le kayak classe V est encore plus fermé. C'est une niche dans une niche.»

Selon elle, les femmes ont un double standard à atteindre. La pression de réussir la descente en rivière, en plus de la pression de performance provenant des hommes.

«On pourrait être tenté de croire que le monde du plein air est à l'abri des inconduites. Ce n'est pas du tout le cas. Je crois que le kayak en eau vive est le pire endroit pour le sexisme. Les filles doivent être sexy et excellentes. D'ailleurs, ça me rappelle la photo d'un kayakeur professionnel sur son compte Instagram. La photo d'une bunny en string devant une cascade. L'image est devenue virale, certains commentaires étaient pires que la photo. Il est temps pour les femmes du milieu d'élever la voix.»

L'héritage du «boy's club» de l'alpinisme 

Julien Lafrenière est pro d'escalade, spécialiste d'alpinisme. À 22 ans, il termine ses études en plein air et aventures au Collège Algonquin, de Pembroke.

Lui aussi parle d'une photo récente sur les réseaux sociaux. Celle d'une légende vivante en escalade, Alex Honnold, avec une affiche «Women's rights are human rights», mentionnant sa fierté d'avoir participé à une marche des femmes à Las Vegas.

«C'est fou, il a eu droit à des centaines de messages haineux, relate Julien. Moi, je ne me dis jamais: "Elle grimpe bien pour une femme", mais j'ai tellement entendu souvent cette remarque. Faut pas se le cacher, la montagne, c'est un monde pas mal macho. Il y a souvent 7-8 hommes, quand ce n'est pas 10, pour 2 femmes. Les femmes qui pratiquent ce sport doivent être rebelles pour se tailler une place.»

Le jeune homme, dont la copine est pilote d'hélicoptère, a remarqué que le sexisme provient aussi des touristes en montagne. Des exemples lui viennent en tête, comme un duo de guides homme-femme qui accompagnait des militaires. «La fille avait plus d'expérience, c'était clair, mais les gars étaient hésitants devant elle. Plusieurs insistaient à poser les questions techniques au gars. Il faut se rappeler que l'alpinisme était un boys club réservé aux Blancs au XIXe siècle. Le sport n'était pratiqué que par des gars riches, souvent médecins. Mais ce n'est pas une excuse pour se limiter à la beauté des grimpeuses.»

70 % des femmes harcelées

Guide et collaboratrice pour différents magazines de plein air, Krista Langlois, qui habite au Colorado, a enquêté sur le phénomène pendant plus d'un an avant de publier, le 31 janvier, un article sur le site Outside Outline. Elle a recueilli les commentaires de 4176 personnes par l'entremise d'un sondage en ligne. Résultat: 70 % des femmes ont affirmé avoir déjà été harcelées dans l'industrie du plein air.

L'auteure a parlé ou échangé avec 80 femmes, dont Bridget Crocker, seule femme guide du lot. Celle-ci lui a raconté un incident qui s'est produit en 1991, dans le Wyoming. Après un passage dans de fortes vagues, son groupe s'est offert une pause. Elle avait une envie urgente d'uriner. Faute de toilette, elle est allée derrière un bosquet assez éloigné. Elle avait à peine commencé quand elle a constaté qu'un homme se tenait debout, derrière elle. Le guide lui demande: «Est-ce que tes mamelons sont roses ou bruns? Je sais que tu portes des soutiens-gorges de taille B, mais quelle est la couleur de tes mamelons?» Bridget a remonté son pantalon et s'est éloignée à toute vitesse. Après qu'elle eut porté plainte, le guide a été renvoyé. Plus tard, devenue guide classe 5 dans les rivières d'Afrique, elle a été harcelée par des collègues. Aujourd'hui, elle travaille dans l'industrie du voyage.

Au cours de son échange avec La Presse, Krista Langlois a affirmé que plusieurs femmes lui ont écrit depuis la publication de son enquête. «Elles m'ont dit que les hommes avec qui elles travaillent ont été touchés et cherchent des solutions. J'ai aussi entendu dire qu'une école d'excursions veut intégrer le résultat de mon enquête à son volet de prévention sur le harcèlement. Plusieurs guides l'ont partagée sur leurs réseaux sociaux. Tout ça est rassurant. J'étais nerveuse à l'idée de dévoiler cette facette noire de l'industrie, je ne pouvais pas espérer un meilleur accueil.»

PHOTO FOURNIE PAR ANNA LEVESQUE

«Je crois que le kayak en eau vive est le pire endroit pour le sexisme. Les filles doivent être sexy et excellentes», affirme Anna Levesque (sur la photo), elle-même kayakiste.

Le Québec «gentleman»

Lorie Ouellet est professeure en intervention plein air à l'Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Elle a mené des expéditions dans plusieurs coins reculés du monde, en randonnée pédestre et en canot-camping, notamment. Dans la foulée de ses travaux de doctorat, elle s'est justement penchée sur la question.

«C'est un sujet qui me parle. J'ai lu plusieurs études de la Grande-Bretagne et des États-Unis sur les relations entre les hommes et les femmes.»

«Ici, au Québec en tout cas, je crois que la représentation selon les genres n'est pas aussi marquée. Les femmes guides sont respectées au sein de la profession. Elles sont reconnues.»

«Je remarque aussi que ce sont des travailleuses acharnées. On pourrait faire le parallèle avec la charge mentale de la femme dans un couple. Elles ont tendance à prendre une charge globale, incluant à la fois le déroulement de l'expédition et la fonctionnalité du campement.»

Guide et coordonnatrice du programme de formation en tourisme d'aventure au cégep Saint-Laurent, Renée-Claude Bastien partage en bonne partie l'opinion de sa consoeur de Chicoutimi. Elle était en formation sur les avalanches avec un groupe de 24 personnes, dont 4 femmes, lorsque La Presse l'a jointe en Gaspésie.

«C'est vrai que nous sommes encore sous-représentées, mais je crois que grâce aux femmes qui nous ont précédées et qui ont pavé la voie, il y a du respect. Plusieurs événements s'organisent, je pense notamment au White Lips qui a réuni des femmes en ski hors-piste. Il y a aussi les Chèvres de montagne pour des activités de plein air entre filles.»

Le «guide du gentleman» de plein air

Le billet de la blogueuse et guide de pêche à la mouche en eau vive Emerald LaFortune, 24 ans, intitulé A #MeToo Guide for Outdoorsy Dudes, a trouvé écho dans les dernières semaines. Sans se prendre au sérieux, l'Américaine de l'Idaho y va d'une dizaine de recommandations à l'intention de ses confrères. D'entrée de jeu, elle explique qu'il est primordial d'être compréhensif envers une femme qui ne se sent pas en confiance en excursion. «Ça n'a rien à voir avec un ours grizzli, c'est plutôt à cause de la composition de l'entourage», dit-elle pour donner le ton.

Une invitation à skier EST une invitation à skier

«Ce n'est pas toujours facile pour une athlète de haut niveau de trouver un partenaire de taille, indique Emerald LaFortune dans son blogue. Si une femme t'invite à aller ramer sur une rivière, elle t'invite à ramer. Rien d'autre. Ça ne veut pas dire qu'une relation ne peut pas naître. Mais si c'est le cas, ce sera à l'occasion d'un vrai rendez-vous galant, avec des intentions claires.»

Élever la voix des femmes

«Si tu guides un groupe avec une femme sur une ligne alpine et qu'elle dit que ce serait mieux de laisser tomber mais que personne ne l'écoute, prends sa défense.» La professeure de l'UQAC Lorie Ouellet est d'accord. Il y a encore de la sensibilisation à faire à ce sujet. «L'agressivité va paraître virile chez un homme, mais chez une femme, on va dire qu'elle est hystérique.» Son constat général sur le guide d'Emerald LaFortune: «Ça dépend de la composition des groupes, et plus spécifiquement des gars», dit-elle.

Souligner la force et l'intelligence des femmes

«C'est important que des hommes appuient les femmes à voix haute. S'ils sont témoins d'une inconduite, ce n'est pas utile de le dire en privé. C'est même lâche. Les hommes ont leur rôle à jouer auprès de ceux qui dénigrent les femmes, qui ignorent leurs compétences. On a besoin de leur appui pour changer les choses», estime Anna Levesque, directrice de Girls at Play - Mind Body Paddle.

Penser à avoir des tampons dans la trousse médicale

«Les hommes qui travaillent en plein air devraient être conscients des problématiques féminines et en mesure d'intervenir, indique Lorie Ouellet. Un segment est d'ailleurs consacré à l'hygiène et à la santé des femmes dans son programme universitaire. «Je montre à la classe une sorte de gourde permettant d'uriner la nuit sans devoir sortir de la tente. Évidemment, la classe rit et fait des blagues, mais tout le monde doit savoir. Je peux vous dire que la portion "gourde à pipi" est assimilée pour la vie après avoir mimé la technique à expliquer aux femmes.»

Permettre à la femme d'être experte

«Il n'existe pas une seule tâche que la femme n'est pas en mesure d'accomplir. Je suis d'accord au sujet des compétences des femmes, mentionne Lorie Ouellet. Les guides, parfois les touristes, tiennent pour acquis que les femmes sont moins bonnes. Et les femmes ont tendance à se mettre de la pression et à viser la perfection. Par exemple, j'ai souvent entendu des filles dire qu'elles ne veulent pas être assises à l'arrière pour guider le canot.»

Photo David Boily, Archives La Presse

Message aux hommes: il est primordial d'être compréhensif envers une femme qui ne se sent pas en confiance en excursion.