Les troubles de santé mentale touchent une personne sur cinq. Au-delà des statistiques et du discours scientifique, il y a les gens  - nombreux -  qui en sont atteints. Cette semaine, nous rencontrons Brigitte Marleau et Sabrina Thomas, qui ont souffert d'hyperphagie, un trouble caractérisé par des compulsions alimentaires.

Régime, vide et émotions

L'hyperphagie boulimique est le trouble alimentaire le plus répandu dans la population, mais il demeure méconnu. Qu'est-ce que l'hyperphagie?

Brigitte: C'est d'avaler une grande quantité de nourriture, très rapidement - dans mon cas, c'était du sucre - et de ne pas avoir de contrôle. Et ensuite, d'avoir un sentiment de culpabilité, de honte.

Sabrina: Ça ressemble à ça pour moi aussi, mais dans mon cas, ce n'était pas ciblé sur le sucre: c'était à peu près n'importe quel aliment qui pouvait s'ingérer. Quand j'avais des crises, j'en prenais une grande quantité, jusqu'à ce que je ne ressente plus rien. Couchée sur mon lit, je ne pouvais plus bouger tellement j'avais mal.

Brigitte: Mal d'avoir trop mangé?

Sabrina: Mal d'avoir trop mangé. Tellement pleine que je n'étais plus capable de penser à autre chose qu'à ce mal-là. J'avais besoin de me rendre jusque-là. Et pour moi, les comportements de régime allaient de pair avec le trouble: j'en avais beaucoup quand j'étais en hyperphagie.

Brigitte: Je pense que, pour moi, les régimes ont été un tremplin vers l'hyperphagie. À force de me priver des aliments que j'aimais, je perdais le contrôle quand je me remettais à manger normalement. Je me suis rendu compte que c'était les émotions fortes - positives comme négatives - qui déclenchaient les crises.

Sabrina: Moi aussi, même chose. Même que je faisais souvent de plus grosses crises avec les émotions très positives...

Brigitte: Il fallait fêter ça! [rires]

Ça arrive à tout le monde de trop manger et de le regretter après. Mais quand on souffre d'hyperphagie, à quoi peut ressembler une crise?

Sabrina: Je dirais qu'en hyperphagie, il y a un sentiment d'urgence : il faut que ça se fasse maintenant, vite, vite, vite, dans une très courte période.

Brigitte: Comme aller à l'épicerie et manger la boîte de baklavas en entier dans l'auto, aussitôt qu'elle est payée. Et si on avait pu, on l'aurait mangée avant de la payer. C'est ça la différence: manger 4 baklavas, c'est trop, mais en manger 12...

Sabrina: Une personne en crise d'hyperphagie peut manger trois, quatre fois la quantité de nourriture qui l'aurait fait se sentir pleine et gonflée...

Brigitte: Mes crises d'hyperphagie, je ne les faisais pas devant les gens. Il fallait que je sois retirée. Et après, j'avais honte et je cherchais à cacher les choses. [...] J'ai déjà mangé un gâteau de fête en entier. Et il fallait cacher la boîte de gâteau de fête après...

Selon vous, qu'est-ce qui vous a menées à développer ce trouble-là?

Sabrina: D'aussi loin que je m'en souvienne, la nourriture a toujours été quelque chose de réconfortant. Mes parents étaient de très grands mangeurs quand j'étais jeune. C'était une dynamique familiale un peu compliquée et je pense que tout le monde avait un peu le réflexe de manger ses émotions, le soir, devant la télévision, mais de façon moins extrême que moi.

Brigitte: Mon père souffrait aussi d'hyperphagie. Le fait qu'il soit parti de chez nous et qu'il m'ait abandonnée a contribué à ce sentiment de vide et je pense que j'essayais de le remplir. Mais c'est un vide psychologique: tu ne peux pas le remplir avec de la nourriture. Tu fais juste te sentir coupable après.

Sabrina: C'est ça, l'histoire: tu sens un vide à l'intérieur de toi, mais tu n'arrives pas à le combler avec de la nourriture. C'est pour ça que j'en venais toujours à la douleur: c'est le seul moment où je ne sentais plus le vide parce qu'il n'y avait rien d'autre que la douleur que je pouvais sentir.

L'hyperphagie figure dans la dernière édition du DSM (le manuel diagnostic publié par l'Association américaine de psychiatrie). Certains ont accusé la cinquième version du DSM d'avoir une définition trop large des troubles de santé mentale. L'hyperphagie a-t-elle sa place dans le DSM?

Brigitte: Oui, je pense que c'est un trouble de santé mentale au même titre que la boulimie ou l'anorexie. L'hyperphagie manquait au DSM, peut-être parce qu'on pensait que les obèses avaient juste un manque de volonté. Peut-être qu'on pensait que seule la boulimie était un trouble parce qu'on se faisait vomir... Pourtant, qu'on soit hyperphagique ou boulimique, les crises sont les mêmes.

Sabrina: Tout se passe dans la tête, en fait: tu ressens une émotion trop vive, tu n'es pas capable de la gérer et tu te tournes vers la nourriture.

Photo Robert Skinner, La Presse

Sabrina Thomas et Brigitte Marleau, deux femmes qui ont souffert d'hyperphagie.

S'en sortir: c'est possible

Qu'est-ce qu'on fait pour s'en sortir? Est-ce seulement une question de volonté, comme certains pourraient le croire?

Brigitte: Comme pour d'autres dépendances, je pense qu'il faut toucher le fond du baril pour pouvoir se donner l'élan nécessaire pour rebondir. Et il faut bien s'entourer, aller chercher des ressources. Je suis allée chercher un entraîneur, une nutritionniste, mais d'abord un psychologue pour faire un travail sur moi. J'ai appris à m'aimer grosse [Brigitte Marleau a déjà été obèse]. Avec lui, j'ai compris que ça ne servait à rien de me dire que je m'aimerais si je pesais 30 kg de moins...

Sabrina: C'est ça qui nourrit le trouble, en fait, de penser qu'on va s'aimer après...

Brigitte: Il fallait s'aimer là, maintenant. Et s'aimer tellement qu'on se dit: «O.K., je vais faire attention.»

Sabrina: J'ai aussi commencé par une démarche psychologique. J'ai essayé de comprendre pourquoi j'avais eu le réflexe de me tourner vers la nourriture pour essayer de remplacer ces réflexes-là par de nouveaux réflexes, qui ont été de nommer et d'exprimer mes émotions, chose que je n'avais jamais faite de ma vie. Bref, j'ai appris à gérer mes émotions autrement qu'avec la nourriture. [...] Après, j'ai vu une nutritionniste spécialisée en troubles alimentaires, qui m'a aidée à retrouver mes signaux de faim et de satiété. Je n'avais aucune idée quand j'avais faim pour vrai. Ça a pris vraiment beaucoup de temps, mais finalement, maintenant, j'y suis arrivée.

Brigitte: Pour moi aussi, c'est venu tranquillement. Ç'a été de m'arrêter, dans le fond, ce que je ne faisais pas avant: avant que la crise se déclenche, il y avait tellement une urgence. C'était épeurant, ce qui se passait en dedans. Il faut apprendre à identifier les vraies faims. Il y a de ça, aussi, avec les régimes: tu as faim, mais tu te dis: «O.K., je ne mange pas.»

Sabrina: J'aimais le sentiment de faim, en fait! J'étais contente. Je me disais: «Yes, j'ai faim, je suis en train de maigrir, ça va bien.» J'ai appris à volontairement ignorer ces signaux que mon corps m'envoyait. Je pouvais passer une journée complète sans manger. J'étais faible, j'étais couchée sur mon divan, mais ce n'est pas grave, j'étais en train de maigrir, ça allait bien!

Brigitte: Quand tu fais un régime, tu étires un élastique: à un moment donné, tu lâches parce que tu n'en peux plus.

Sabrina: J'ai fait ça pendant des années: trois mois, je perdais 40 lb, et trois mois, je les reprenais. Des régimes aux protéines. Tu ne manges plus rien. Des légumes, des fruits, une couple de noix...

Brigitte: Ça baisse ton métabolisme de base, ce qui fait que lorsque tu remanges normalement des petites portions, tu engraisses quand même, parce que ton corps est tellement habitué de se priver...

Photo Robert Skinner, La Presse

Brigitte Marleau

S'accepter comme on est

Qu'aimeriez-vous dire aux personnes qui vont se reconnaître dans vos témoignages?

Brigitte: Je l'ai souvent dit et je le répète : des fois, j'aurais aimé ça, rester avec un surpoids et régler mon problème d'ensemble pour dire que c'est correct, aussi, de rester avec un surpoids.

Sabrina: Je vais le faire pour toi ! Effectivement, il y a plusieurs façons d'y arriver. C'est sûr que mon but, initialement, c'était de perdre tout mon poids et d'avoir un poids santé, mais à travers le processus, je me suis rendu compte qu'en fin de compte, ce n'est pas ça, la finalité du trouble. La finalité, c'est de se sentir bien. Maintenant, oui, j'ai un surplus de poids, mais je vis très bien. Je n'ai plus de compulsions, je n'ai plus de crises, je suis capable de manger sans me sentir coupable, je ne vais pas dans les excès. Des fois, ça m'arrive d'y aller quand l'occasion s'y prête, mais je n'ai pas la culpabilité dans le tapis parce que je l'ai fait une fois. Apprendre à s'apprécier comme on est, ce n'est pas nécessairement l'image qu'on se fait de la fin du trouble. Pour moi, ç'a été un deuil à faire. Je ne sais pas ce que l'avenir me réserve, mais pour l'instant, ça ne m'empêche pas d'être heureuse.

Au fond, il faut revenir au poids auquel son corps se maintient naturellement...

Sabrina: Oui, c'est ça. Mon poids naturel, étant donné que j'ai tellement fait de mal à mon métabolisme de base en faisant des régimes, ça a l'air qu'il ressemble à ça [rires]!

Brigitte: Moi, présentement, je voudrais reperdre un peu de poids parce que je veux faire un autre marathon. En course à pied, surtout pour les longues distances, cinq livres, ça fait une différence énorme sur la respiration, sur le confort. Selon les compétitions que je fais, mon poids peut varier légèrement, mais je suis bien là-dedans maintenant.

Il n'y a plus la dimension obsessive, au fond?

Brigitte: C'est ça. Je peux me donner des objectifs, mais il n'y aura absolument pas de drame si je ne me rends pas là.

Cette obsession ne vous hante plus, Sabrina?

Sabrina: J'ai appris à vivre avec, si on veut, au sens où j'ai appris à accepter mon corps tel qu'il est. Je ne dis pas qu'il n'y a pas des hauts et des bas, tout n'est pas blanc ou noir dans la vie. Il y a toujours une zone grise. Mais coudon, je cours, je fais attention à mon alimentation, je mange bien, je ne fais plus de compulsions. Ça ne s'en va pas, ça ne s'en va pas. C'est tout.

Brigitte Marleau est l'auteure du livre D'obèse à triathlète, publié aux Éditions Caractère. Elle y raconte son combat contre l'hyperphagie.

Ressources

> ANEB: Anorexie et boulimie Québec est un organisme sans but lucratif dont la mission est de garantir une aide immédiate, spécialisée et gratuite aux personnes atteintes d'un trouble alimentaire et à leurs proches.

> Cliniques: La clinique St-Amour, la clinique Muula et la Clinique psychoalimentaire ont toutes une spécialisation dans le traitement des troubles alimentaires.

Photo Robert Skinner, La Presse

Sabrina Thomas