Tentacules noirs, nerveux, envahissants; dans son dernier vidéoclip, le chanteur belge Stromae fait face au cancer dans une danse aussi belle qu'angoissante. Retour, en images, sur les représentations du cancer au fil du temps, du crabe de la Grèce antique à l'art-thérapie d'aujourd'hui.

«À mon sens, il exprime bien la noirceur de l'univers du cancer: énigme, absurdité, maladie venue de nulle part et qui frappe sans prévenir ni choisir ses victimes.»

Quand La Presse lui a envoyé le nouveau vidéoclip de la chanson Quand c'est, de Stromae, visionné quelque 9 millions de fois depuis sa diffusion sur YouTube, la semaine dernière, le Dr Dominique Gros s'est fait un plaisir de le commenter.

Il faut dire qu'on tombait dans sa talle. Non seulement côtoie-t-il le cancer dans le cadre de son travail (il est praticien hospitalier honoraire aux hôpitaux de Strasbourg), mais il se passionne aussi pour les représentations du cancer, en particulier celles du cancer du sein, sa spécialité. À ce jour, il a accumulé pas moins de 32 000 images portant sur le sein et le cancer. Une façon, pour lui, de mieux comprendre la maladie et les gens qui en souffrent.

De tout temps, dit-il, c'est le cancer du sein qui demeure le plus représenté à travers l'art, sans doute parce qu'il est le plus emblématique, parce qu'il touche à la féminité, à la famille, au destin. Son livre Cancer du sein, entre raison et sentiments, paru en 2009 aux Éditions Springer, témoigne de la façon dont l'homme se l'est représenté au fil des siècles.

Le crabe

Le crabe a toujours été le symbole par excellence du cancer, que ce soit dans les traités médicaux ou les affiches populaires ou religieuses. Il y a 2500 ans, Hypocrate comparait déjà le cancer au crabe. Le lien entre les deux est si étroit que, dans plusieurs langues, le mot qui les désigne est le même.

«Le crabe a des pattes crochues, il pince sans prévenir, ne lâche pas sa prise et dévore les chairs tranquillement. En plus, ses pattes repoussent quand on les coupe», souligne le Dr Dominique Gros, joint en France. La fossette créée par un cancer du sein et ses plis cutanés rappellent aussi la forme du crustacé.

La punition 

À travers les siècles, des artistes ont représenté le cancer en peignant des femmes en enfer, punies pour avoir succombé aux plaisirs de la chair. «On représente ces femmes avec un sein dévoré par un animal maléfique, un crabe, un crapaud», relate le Dr Dominique Gros. Des toiles et des affiches témoignent aussi des chirurgies et mastectomies réalisées à l'époque.

Le cancer est évoqué dans d'autres oeuvres, mais d'une tout autre façon: La Nuit, de Michel-Ange, et La Fornarina, de Raphaël, ont suscité des débats entre médecins, certains voyant les stigmates du cancer dans la forme irrégulière des seins des modèles.

L'exorcisme

Ces dernières années, note Dominique Gros, le cancer est de plus en plus représenté dans l'art, la littérature, la peinture, la danse... «Les représentations du cancer se sont amplifiées, à travers l'art et à travers l'art-thérapie, dit-il. Il y a beaucoup d'intérêt pour la représentation de la maladie cancéreuse par les malades eux-mêmes.»

C'est en voyant une affiche annonçant des ateliers d'art-thérapie que l'artiste professionnelle Lyne Bastien s'est promis de peindre une heure par jour pendant ses traitements. C'était en 2012 et elle venait d'apprendre qu'elle souffrait d'un cancer du sein.

Chaque jour, elle a peint, chez elle, une petite toile en noir et blanc.

«Au début, je n'avais pas l'intention de peindre ma maladie, je voulais juste peindre, dit-elle. Petit à petit, de manière instinctive, je me suis mise à dessiner des formes rondes, ovales, qui ressemblaient à des cellules. Je me suis laissé entraîner par ça.»

Ses toiles, d'abord sombres, se sont éclaircies au fil des mois, au fil de ses traitements, à mesure que ses propres cellules s'assainissaient. Ses toiles et une installation faite d'oeufs de différentes tailles ont été exposées l'an dernier, à Dorval. Lyne Bastien est aujourd'hui en rémission.

Le cancer peut être illustré de mille et une façons, tout dépendant de la personne qui en souffre, des émotions qu'elle vit, des traitements qu'elle subit, note l'art-thérapeute Lucie Sarrasin, qui travaille à la Fondation québécoise du cancer.

«Les personnes peuvent venir et créer sur l'émotion brute, sur ce qu'elles ressentent», dit-elle. Certaines femmes choisissent le rose, couleur de l'espoir, d'autres optent pour le noir et le rouge.

L'art-thérapie permet de créer (en opposition à la maladie, associée à la destruction), de se changer les idées et de rencontrer des gens qui vivent la même chose, souligne Lucie Sarrasin. Le Dr Dominique Gros y voit aussi une manière de représenter l'ennemi, de lui donner un visage, parfois même un nom (il se souvent d'une patiente qui avait appelé son cancer «Jack»).

Le clip de Stromae illustre bien, selon lui, cette part d'inconnu associée à la maladie: «On ne voit que ses pattes, mais pas son visage, comme le cancer.»

La Fornarina de Raphaël.

Une vision artistique convaincante

Quatre personnes qui ont combattu le cancer ou qui le côtoient dans le cadre de leurs fonctions ont visionné le vidéoclip de Stromae. Voici leur réaction.

«Le personnage se démène sans pouvoir s'échapper. Il n'y a pas de message culpabilisant, pas d'explication, et c'est bien. Simplement, une description de la réalité, mais sans pathos. Naturellement, ce clip peut perturber les âmes sensibles... Et ne pas convenir aux personnes qui préfèrent habiller le cancer en habits roses plutôt que noirs.»

- Dr Dominique Gros, sénologue français à la retraite et auteur

«Tout, des images à la musique en passant par les paroles, dépeint la dure réalité des effets dévastateurs du cancer sur l'être humain. C'était un rappel artistique de ce que je vois chaque jour comme médecin. La douleur que j'ai ressentie en regardant la vidéo m'incite à travailler encore plus fort pour améliorer les soins qu'on donne aux personnes atteintes du cancer.»

- Dre Geneviève Chaput, médecin de famille spécialisée en soin de cancer et en soin de survie au cancer au CUSM

«Ça illustre merveilleusement bien, pour moi, l'aspect physique, l'aspect cellulaire du cancer. On ne sait pas d'où ça peut venir, comment et quand ça se manifeste, on n'est jamais vraiment à l'abri. Même si c'est un médium tout à fait différent du mien, ça évoque de manière très semblable la façon dont je me représentais le cancer. Le personnage est comme une cellule cancéreuse, dont les bras s'étirent lentement autour de lui.»

- Lyne Bastien, artiste et survivante du cancer

«Cette vidéo est une représentation artistique parfaite de la façon dont je conçois le cancer. Les bras du cancer qui tentent d'empoigner Stromae illustrent la peur qui m'a habité sur une base quotidienne, moi qui ai survécu à deux cancers. On peut encore danser dans la vie, bouger, mais l'ombre du cancer plane toujours. Merci, Stromae, d'avoir créé une oeuvre qui a su toucher mon âme.»

- Tristan Williams, Montréalais ayant combattu deux cancers