Rougir. Nous avons tous connu, à un moment ou à un autre, cette sensation de chaleur sur les joues qui dévoile à la face de tous l'inconfort qu'on aurait préféré garder pour soi. Pour la plupart, ces moments demeurent anecdotiques, mais ils se transforment, pour d'autres, en source d'anxiété vécue au quotidien comme une réelle souffrance. Rougir devient alors tout sauf anodin.

Cela a commencé par un embarras. Son coeur s'est mis à tambouriner tandis que le feu semblait lui monter au visage. Puis elle a vu les doigts de ses camarades de classe pointés sur elle, relevant les teintes trop évidentes dont venait de se parer son visage: du rouge, évidemment. Rouge pivoine, couleur de sa honte et de son nouveau «handicap». Depuis, Chloé rougit à l'idée même de rougir.

Certains animaux rougissent pour indiquer leur supériorité, pour se camoufler ou pour envoyer un signal d'alerte. D'autres, pour indiquer qu'ils sont prêts pour l'accouplement ou pour envoyer un signal sexuel. Mais qu'en est-il pour Chloé? Chez les humains, cette fonction demeure entourée d'une part de mystère.

Charles Darwin s'est longuement penché sur le phénomène. Dans son livre The Expression of the Emotions in Man and Animals, il décrit le rougissement comme la plus humaine des réactions, devant le sourire et même le rire! L'humain est en effet le seul, du règne animal, à rougir sous le coup d'une émotion. Le chercheur en a conclu que ce réflexe provient d'une propension à se soucier de ce que les autres pensent de nous, ce qui implique nécessairement une conscience de soi.

Cela pourrait expliquer que le rougissement ne soit pas présent chez les très jeunes enfants, mais qu'il survienne, justement, au moment où l'on prend conscience du regard de l'autre. Il atteindrait un point culminant à l'adolescence, pour se résorber graduellement avec l'âge, et les femmes y seraient deux fois plus sujettes que les hommes.

À l'origine du malaise, le fait d'être le point de mire, ou de croire que c'est le cas. Un compliment trop appuyé, la crainte d'être jugé pour une maladresse, une erreur ou un accroc à des normes sociales sont autant de facteurs qui risquent de faire monter le rouge aux joues de ceux qui sont plus sensibles aux regards extérieurs.

«Dans ce phénomène, il y a une authenticité, une congruence intéressante entre ce qui est ressenti et ce qui est affiché», fait remarquer la psychologue Éveline Marcil-Denault, elle-même «ex-rougissante» comme elle se qualifie avec humour. «Or, plus une personne est authentique, plus elle nous mettra en confiance.» Une expérience réalisée par des chercheurs révélait d'ailleurs qu'on pardonne plus facilement à ceux qui rougissent après avoir commis une faute, comme si en rougissant, ils manifestaient leurs remords...

Mais si elle est jugée touchante, charmante ou amusante par ceux qui en sont témoins, cette réaction est généralement vécue de manière négative par ceux qui la subissent. Chez certains, elle générera un agacement, parfois une appréhension. D'autres y verront toutefois une véritable source d'embarras et de stress qui peut à la longue devenir invalidante.

La peur maladive de rougir

L'éreutophobie, ou la peur de rougir, est englobée dans les phobies sociales qui regroupent les peurs d'être humilié ou ridiculisé en public. En réaction à celle-ci, certains vont trembler, bégayer, transpirer, alors que d'autres rougissent. Bien souvent, plusieurs de ces symptômes se côtoieront chez une même personne.

«C'est commun, quasi instinctif d'être mal à l'aise en public. Le problème avec le rougissement, comme le bégaiement ou une transpiration excessive, c'est que ça paraît. Chez certains, ça crée une anxiété qui deviendra difficile à gérer. L'anticipation même de cette situation va déclencher la manifestation», mentionne le psychologue Camillo Zacchia, conseiller principal au Bureau d'éducation en santé mentale (BESM) de l'Institut Douglas et vice-président de Phobies-Zéro.

Ceux qui souffrent de rougissement de manière chronique évoquent une honte vive, une impression d'être mis à nu, d'être trahi par leur propre corps ou d'être emprisonné dans leur peau.

Le problème s'installe de manière sournoise et s'étale sur des années alors que la personne qui rougit se met à éviter certaines situations qui la rendent vulnérable. Avec le temps, la commande du rougissement devient plus sensible et plus rapide à s'activer.

Souvent, un événement aura amorcé la roue, un exposé oral qui a mal tourné, par exemple, mais la maladie prend normalement racine sur un terrain fertile: une personnalité anxieuse, un bagage génétique fragile ou un environnement familial où la pression est forte face aux situations sociales, comme le souligne la psychologue Stéphanie Léonard, qui intervient auprès des personnes phobiques.

«Le problème apparaît quand la personne se met à anticiper de rougir. Il se crée alors un cercle vicieux: plus je l'anticipe, plus j'y pense, plus j'ai un discours négatif et plus je risque de rougir en situation de stress, indique-t-elle. C'est comme s'il n'y avait pas d'issue.» Plusieurs s'enlisent dans cette roue infernale, mais il existe des façons d'atténuer les symptômes, voire de les éliminer complètement.

Quand le rose monte aux joues

Physiquement, le rougissement peut être induit par l'alcool, la chaleur, une excitation sexuelle ou en réponse à une attention non souhaitée sur soi: sous une montée d'adrénaline, les vaisseaux sanguins se dilatent pour améliorer la circulation sanguine et l'oxygénation. Le même mécanisme est activé dans la sudation. Cette vasodilatation est plus visible sur les petits vaisseaux capillaires du visage et du cou, qui sont situés en surface, et chez les personnes qui ont le teint clair et la peau fine, mais elle est aussi présente, quoique moins évidente, chez les personnes qui ont la peau foncée, celle-ci devenant alors encore plus foncée.

Contre le rougissement, une opération

Pratiquée depuis peu au Québec, la sympathectomie permettrait, selon ceux qui la pratiquent, de mettre un terme au rougissement dans 80 à 85% des cas et de diminuer de façon considérable les symptômes pour 15% des patients.

D'hier à aujourd'hui

La sympathectomie thoracique haute est pratiquée depuis 1899. On s'en servait alors pour traiter l'épilepsie. En 1920, on commence à l'utiliser pour des cas d'hyperhidrose (sudation excessive), mais il faudra attendre les années 80 pour qu'elle soit appliquée aux personnes souffrant de rougissement excessif. Étant donné l'ampleur de l'intervention, celle-ci reste toutefois marginale: elle implique en effet d'ouvrir le thorax pour retirer totalement ou en partie le nerf sympathique qui court des orteils au cerveau. Aujourd'hui, l'amélioration de la technologie et l'essor de la chirurgie assistée par vidéo en ont facilité la pratique.

En quoi consiste-t-elle?

Le rougissement résulte d'une hyperactivité du système sympathique qui contribue à la vasodilatation des tissus. En interrompant le flux de la chaîne sympathique, on arrive à diminuer ou à éliminer totalement le rougissement, explique le chirurgien vasculaire Benoit Cartier, qui pratique centre de santé et de services sociaux de St-Jérôme et qui a traité son premier patient éreutophobe en 2004. «L'opération dure environ 40 minutes et est réalisée sous anesthésie générale. On pratique deux petites ouvertures sous l'aisselle pour faire passer de petits tubes de 3 mm de diamètre: l'un pour introduire une caméra; l'autre pour sectionner à différents niveaux le nerf sympathique en le cautérisant.» La RAMQ prend en charge les honoraires professionnels associés à la sympathectomie, lorsque celle-ci est médicalement requise. Il revient au médecin de déterminer si c'est le cas.

Peu risquée, mais pas banale

Les patients de Dr Cartier quittent l'hôpital le lendemain de l'opération dans 95% des cas. Certains peuvent ressentir une compression au niveau du thorax dans les jours qui suivent et jusqu'à deux semaines après. «Ce n'est pas une grosse opération, mais elle comporte tout de même des risques. Il est toujours possible qu'un gros vaisseau intrathoracique ou du coeur soit atteint», signale-t-il. Dans la majorité des cas, les patients remarqueront cependant des effets secondaires plus légers: une diminution importante de la transpiration dans la partie supérieure du corps et une sudation plus importante dans le bas du corps. Cette réaction est évaluée comme étant gênante dans 20% des cas et invalidante chez 2 à 5% des patients.

Ce qu'en pensent les psy

La psychologue Stéphanie Léonard, qui intervient auprès des phobiques sociaux, doute, pour sa part, qu'une intervention chirurgicale puisse venir à bout du problème. «Une personne excessivement nerveuse va trembler, bégayer... Ça s'accompagne normalement d'autres symptômes. Ce que la personne a besoin de faire, c'est de se désensibiliser. C'est un travail qu'une opération ne peut pas régler», croit-elle. Camillo Zacchia, psychologue et vice-président du conseil d'administration de Phobies-Zéro, est également de cet avis: «L'opération est un prix assez cher payé quand on peut traiter le problème autrement. Je demanderais au patient: avez-vous essayé autre chose avant?» C'est justement la question que Benoit Cartier pose d'emblée aux gens qui viennent le consulter. «Normalement, ils viennent me voir après être passés par plusieurs traitements et ils sont prêts à traverser ce qu'implique l'opération pour se débarrasser du problème», observe le chirurgien.

Affronter ses peurs

Sur les forums, on partage les stratégies de camouflage. Cependant, les experts s'entendent sur des approches qui ont davantage fait leurs preuves. «Faire face aux peurs est ce qui a des effets plus permanents et plus efficaces, affirme Camillo Zacchia. Pour y arriver, la thérapie cognitive et comportementale est indiquée.» Plus le problème est pris tôt, plus il sera facile à traiter. Parfois, les médicaments peuvent être prescrits en complément mais les possibilités de rechutes ne sont pas écartées. Marie-Andrée Laplante est présidente fondatrice de Phobies-Zéro, qui offre un programme de soutien et d'entraide pour les personnes souffrant de troubles anxieux. «On suggère au patient de venir aux rencontres [de groupe] une fois par semaine pour six mois. Généralement, on constate une amélioration considérable de la qualité de vie au bout de 12 rencontres.»

Témoignages de «rougissants»

Rougir est loin d'être banal pour ceux qui en sont victimes. Trois personnes en témoignent.

ÉVELINE MARCIL-DENAULT, 41 ANS

Le rougissement comme moteur

La psychologue spécialisée en milieu de travail a écrit deux ouvrages de psychologie et fait plusieurs apparitions à la télévision et à la radio comme chroniqueuse. L'année dernière, elle signait son premier roman, Le sourire de Duchenne, dans lequel son personnage principal, une jeune femme à la recherche de son bonheur, a une propension à rougir dans les moments embarrassants! Tiens, tiens!

L'auteure, ex-rougissante qui n'exclut pas des petites rechutes occasionnelles, se rappelle de périodes de sa vie où ce «problème» a été plus handicapant, à l'adolescence, notamment, car quand on veut cacher un sentiment intime, ce n'est pas gagné! Elle a depuis appris à en rire pour dédramatiser ces situations. À en parler avec une certaine indulgence, aussi.

«Je suis l'exemple que ce n'est pas parce qu'on rougit qu'on ne peut pas vivre toutes sortes de situations d'expositions sociales. Il y a plein de circonstances où je me suis mise de l'avant. Cette situation a d'ailleurs beaucoup forgé mes choix professionnels.»

Celle qui se décrit comme une grande timide s'est traitée en s'exposant comme le font les gens phobiques, en allant au-delà des situations et au-devant des autres, acceptant même de donner des entrevues en direct à la télé ou des conférences devant des centaines de personnes. Elle a surtout appris à assumer cette facette de sa personne. «Il faut accepter qu'on ne contrôle pas tout de soi!», conclut-elle sur une note positive.

MARTIN BOUDREAU, 65 ANS

Quitter son emploi plutôt que de rougir

Dès l'âge de 8 ans, Martin Boudreau se réfugie dans sa coquille en réaction aux rougissements qui surgissent lorsque l'attention est dirigée vers lui. Au fil du temps, il se met à appréhender des situations qui peuvent le confronter au regard d'un groupe, évitant les salles d'attente, les réunions, les fêtes de famille.

Pour tenter de trouver une solution au problème, il essaie l'hypnose, épluche les livres sur le sujet, prend des anxiolytiques et des bêtabloquants, mais rien qui n'arrive à le soulager véritablement. «C'est ta façon de réagir qui change beaucoup de choses. Moi, j'avais honte. Je voulais me fondre dans le groupe, mais le fait de rougir me rappelait continuellement que j'étais différent.»

Il identifie clairement ce problème comme la raison qui l'a empêché de progresser sur le plan professionnel. À 44 ans, la pression de performer en public est devenue trop grande. Certain de ne pas posséder les outils psychologiques nécessaires pour travailler en groupe, il quitte son emploi d'ingénieur, préférant devenir travailleur autonome.

«Je passais mon temps à tenter d'éviter des situations susceptibles de me faire rougir. Le soir, j'étais complètement vidé. Ça peut sembler banal, mais chaque fois que je rougissais, j'étais démoli et ça me prenait plusieurs jours à m'en remettre!», se souvient-il. Il entend parler de sympathectomie en faisant des recherches pour sa fille et décide d'essayer pour lui-même.

M. Boudreau est passé sous le bistouri en novembre dernier. «Aujourd'hui, c'est terminé. Je n'ai plus peur de m'exprimer devant un groupe. Je peux même conter des blagues en public», se réjouit-il. Sa fille de 19 ans songe aujourd'hui à recevoir cette intervention, ce que son père lui souhaite sincèrement.

CLAUDE BERTRAND, 63 ANS

La lumière après trois dépressions

Du plus loin qu'il puisse se souvenir, Claude Bertrand a toujours rougi. Ce problème, aussi accompagné de tremblements de la voix, a donné naissance à des attaques de panique à partir de la trentaine.

Au cours de ses années de carrière, l'ancien directeur des finances a mis au point tout un système qui lui a permis de «survivre» malgré son problème, en travaillant notamment de manière acharnée. Une façon de compenser ses manques, croyait-il à l'époque.

Avant une réunion (son calvaire), il met des heures à préparer des réponses à toutes les questions qu'on pourrait potentiellement lui poser. «Je mettais tellement d'efforts à camoufler mon problème au quotidien pour faire face à mes obligations professionnelles! J'étais épuisé.» Il arrive à tenir bon, mais au prix de plusieurs dépressions.

À chaque rechute, il voit un psychologue. Il prend aussi des anxiolytiques, mais l'effet est temporaire. À 55 ans, il arrive chez Phobies-Zéro. Son remède consiste maintenant à s'exposer régulièrement dans un groupe d'entraide. «Avant, je pataugeais, sans savoir à quoi m'accrocher. J'ai appris depuis à m'exposer au problème. Chaque fois que je réussis, je prends de la confiance. La différence est entre subir ou choisir», dit celui qui arrive aujourd'hui à animer des groupes de soutien pour d'autres personnes aux prises avec des phobies sociales.

Comment agir lorsqu'une personne rougit?

Nos trois rougissants sont d'avis que la façon la plus délicate d'intervenir est de ne pas souligner le problème. La personne qui rougit en est déjà bien consciente! Si la personne s'empêtre dans son malaise, on pourra toujours essayer de détourner son attention vers autre chose.