Vous avez 55 ans, aucun antécédent cardiovasculaire, un taux de cholestérol bas. Vous pourriez pourtant tirer avantage d'une petite dose quotidienne de statines, selon certains spécialistes. Doit-on administrer à plus grande échelle ce médicament qui est déjà l'un des plus prescrits au monde? Des médecins appellent à la prudence.

Non-fumeur, âgé de 58 ans, le professeur Rory Collins, qui enseigne en médecine et en épidémiologie et est codirecteur de la Clinical Trial Service Unit and Epidemiological Studies Unit (CTSU) de l'Université d'Oxford, en Angleterre, avale chaque jour son comprimé de statines en guise de prévention. «J'avais l'impression que la prise de statines était un bon moyen de prévenir les risques de crise cardiaque et d'accidents vasculaires cérébraux», explique-t-il en entrevue téléphonique.

Les statines, un ensemble de médicaments qui comprend notamment l'atorvastatine (Lipitor), la rosuvastatine (Crestor) et la simvastatine (Zocor), sont utilisées pour traiter l'hypercholestérolémie (prévention primaire) ou pour diminuer les risques de récidive après un événement cardiovasculaire (prévention secondaire). Aussi appelées inhibiteurs de l'HMG-COA réductase, elles agissent en entravant l'action d'une enzyme utilisée dans la production du cholestérol dans le foie. Leur utilisation massive en prévention primaire demeure cependant controversée, et ce, même si l'effet des statines sur la réduction du cholestérol et sur la diminution des risques d'accidents cardiovasculaires a été démontré par plusieurs études.

«Essentiellement, la statine baisse le mauvais cholestérol (LDL) dans le sang, explique le Dr André Carpentier, endocrinologue au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke et professeur à la faculté de médecine et des sciences de la santé (FMSS) de l'Université de Sherbrooke. Lorsqu'on baisse le mauvais cholestérol de 1 mmol/l, ça s'associe avec une réduction d'environ 20% à 25% des événements cardiovasculaires.»

Devant de tels résultats, pourquoi ne pas prescrire une petite dose quotidienne de statines à un plus grand nombre? Cette proposition controversée est de plus en plus discutée chez les membres de la communauté médicale internationale. Des médecins ont même suggéré que les statines soient introduites dans l'eau du robinet!

Le professeur Rory Collins, dont les recherches sont en partie financées par des sociétés pharmaceutiques, a causé un émoi au congrès de la Société européenne de cardiologie l'an dernier en faisant valoir que davantage de gens gagneraient à prendre des statines. Arguant que plusieurs études contrôlées et randomisées ont prouvé l'efficacité des statines dans la réduction des risques de crise cardiaque et d'accidents vasculaires cérébraux - même chez les gens ayant un taux de cholestérol LDL bas - il soutient que les statines sont aussi bénéfiques chez les personnes à faible risque. «Vu la sûreté du traitement et son coût très bas, les bénéfices valent le coup pour un large éventail de gens », fait-il valoir. Selon lui, tout homme de 50 ans et toute femme de 60 ans devrait à tout le moins aborder la question avec son médecin.

Mais ceux-ci sont-ils prêts à élargir leurs ordonnances? «Je ne pense pas qu'ils le soient, parce qu'ils ont été mal guidés», répond le professeur Rory Collins. Les statines font selon lui l'objet de désinformation, alors qu'on leur attribue - à tort, selon lui - certains effets secondaires comme la perte de mémoire et les dysfonctions érectiles. En revanche, il reconnaît que les statines peuvent causer, dans de rares cas, la myopathie, qui touche les tissus musculaires. Une hausse des risques de diabète chez les patients prenant des statines a aussi été démontrée.

Évaluer les bénéfices

«Il faut d'abord évaluer si les personnes qu'on veut traiter sont suffisamment à risque pour justifier les dépenses et les inconvénients d'utiliser une statine», expose le Dr André Carpentier. Ainsi, il ne trouverait pas raisonnable de traiter tous les hommes et toutes les femmes à partir d'un certain âge. «Quand le risque est en bas de 10% [risque d'accident cardiovasculaire dans les 10 prochaines années], à mon avis, ça ne se justifie pas. Pas nécessairement à cause des effets secondaires, mais beaucoup à cause du coût des statines.»

Un point de vue que partage le Dr Jean-Claude Tardif, directeur du centre de recherche de l'Institut de cardiologie de Montréal. «Même si, avec l'arrivée de statines génériques, le coût du traitement a nettement diminué, il y a quand même un coût à prescrire ça à très large échelle.» Il remarque qu'un pourcentage «substantiel» de gens cessent de prendre leurs comprimés de statines, même s'ils en ont besoin. «Dans un système public, si vous en donnez à beaucoup plus de patients et qu'il y a 30% des patients qui prennent la statine juste assez longtemps pour coûter quelque chose à l'État, mais pas assez longtemps pour avoir des bénéfices cardiovasculaires, il y a un coût colossal pour le système de santé», observe-t-il, en ajoutant que, selon leur bagage génétique, tous ne bénéficient pas de façon égale des statines.

Il y a aussi le risque que la statine soit perçue comme une pilule magique. «Quand tu lui donnes une statine, le patient se dit: "Le médecin a réglé mon problème de cholestérol, je peux manger ce que je veux", constate le Dr Tardif. On le voit énormément. Et la preuve étant qu'on vit dans une drôle d'époque où on a des médicaments extrêmement puissants comme les statines et on est dans la pire épidémie d'obésité, de diabète et de sédentarité.»

Pour le Dr Tardif, qui insiste sur les bienfaits de l'approche non pharmacologique, comme adopter une alimentation saine et faire de l'exercice, il y aurait un paradoxe à prescrire les statines à grande échelle. «Des gens n'ont parfois pas l'argent pour s'alimenter convenablement et avoir une diète qui est protectrice au niveau du coeur. Je ne suis pas du tout un anti-pilule, mais d'abord, ce serait logique d'aider la population et faire de la sensibilisation pour qu'elle s'alimente mieux. Avant de payer des statines à tout le monde, il faut nourrir notre population adéquatement.»