À quelques rues de luxueux spas urbains de Montréal, des massothérapeutes bénévoles offrent gratuitement leurs soins à une clientèle peu habituée à se faire chouchouter: les hommes de la rue. La plupart ont vécu l'itinérance pendant des décennies et tentent de reprendre leur vie... et leur corps en main. Bienvenue au Spa de la rue.

Jeudi matin. 9h30. Serge patiente dans la salle communautaire. Il est toujours le premier arrivé. Discret, il regarde par la fenêtre et gratte des «gratteux» pendant qu'une petite équipe de massothérapeutes s'affaire à installer des paravents et à organiser le matériel. Pour rien au monde, il ne manquerait leur passage. Les bénévoles viennent à la résidence J.A. De Sève, affiliée à La Maison du Père, un matin toutes les deux semaines.

Spécialiste du shiatsu, Daniel Thibault invite Serge à s'étendre sur un matelas au sol dans la clinique de fortune. Ici, pas de musique relaxante ni de lumière tamisée. Serge retire ses pantoufles de Phentex et s'exécute sans se faire prier. Dès que Daniel pose les mains sur lui, il ferme les yeux et s'abandonne. On le sent s'évader loin de son quotidien et de son corps marqué par plus de 20 ans d'itinérance. «Ces hommes n'ont pas l'habitude de se faire toucher, dit le massothérapeute. Plusieurs n'ont plus rien dans la vie, ils sont très seuls. Pour eux, le toucher évoque davantage un coup de poing sur la gueule qu'une main chaleureuse sur l'épaule.» Ils apprivoisent le contact humain... une pression à la fois, un étirement à la fois.

L'idée de masser les sans-abri et les moins nantis a germé dans la tête de Gérard Piquemal il y a près de 10 ans. Alors en stage dans un luxueux spa de Mont-Tremblant, il a fait la rencontre fortuite d'un homme démuni dans le village. Il a échangé avec lui. Gérard a commencé à masser ses mains douloureuses gratuitement. Tous les jours. «C'est dans la rue que vous devriez être», lui a dit l'homme. Gérard n'en a jamais douté depuis. Depuis 2004, il offre des soins de massothérapie et des soins de pieds dans le milieu de l'itinérance.

En juin 2012, il a lancé le Spa de la rue avec l'appui de l'école de massothérapie Kiné-Concept. L'établissement aide à garnir l'équipe de bénévoles et fournit l'équipement de base, dont une table et une chaise de massage. «Le toucher est très absent dans la société en général, encore plus envers les gens qui sont marginaux, dit Daniel Turcotte, président. Ces gens-là sont jugés, exclus et mis dans des tiroirs. Nous les aidons à se réapproprier ce sens qui est fondamental et vital pour l'être humain. Être touché, c'est se sentir vivant.» Au départ, à peine trois ou quatre hommes se sont montrés intéressés. Aujourd'hui, la clinique ambulante de la résidence J.A. De Sève compte 50 clients.

Serge est un habitué. Depuis juin, il s'est fait masser une dizaine de fois. Lors de la première séance, il était plutôt hésitant, voire méfiant. «Maintenant, il me fait pleinement confiance», dit Daniel. Personne d'autre que Daniel ne peut l'approcher. L'homme parle peu, mais il apprécie le soin. Lorsque son bienfaiteur masse son épaule gauche très tendue, il pousse un soupir de satisfaction. «Ça me fait vraiment du bien», marmonne-t-il.

La clientèle, formée d'anciens sans-abri, est particulière. Ces hommes ont eu ou ont des problèmes de dépendance. Plusieurs souffrent de problèmes de santé mentale, ils sont médicamentés. Certains ont des maladies dégénératives. Tous ont un point commun: ils tentent de s'en sortir. «C'est terrible, ce que les années passées dans la rue laissent comme empreinte sur le corps», dit Gérard Piquemal. Condamnés à errer, ces hommes ont beaucoup marché. Ils ont vécu les froids hivers, la faim, les bagarres. Le corps est usé. Les maux de dos et de pieds sont particulièrement fréquents.

Réal Dumont, âgé de 68 ans, est au rendez-vous. «Bonjour, Réal, qu'est-ce que tu veux traiter en priorité aujourd'hui?» Il répond l'épaule et le genou. Après un massage du genou, Gérard l'invite à passer sur la table. «La table de monsieur est avancée!» Réal ne voit pas d'objection à retirer sa chemise. Gérard peut ainsi mieux pétrir ce corps endolori.

Dans les années 80, une tige de fer a transpercé le corps de Réal, déchirant son flanc droit. Un bête accident de construction. «Après, je n'ai plus jamais pratiqué mon métier.» Il peine toujours à trouver le sommeil en raison de la douleur au cou et à l'épaule. Après le massage, il va mieux. «Quand j'ai su qu'il y avait des massages ici, je suis venu. Quelle chance! Je ne connaissais pas ça, ça m'a tellement détendu. J'aimerais qu'il y en ait plus souvent.»

M. Piquemal souhaiterait augmenter la fréquence des massages, mais surtout, augmenter le bassin de bénéficiaires. On offrira bientôt des massages aux usagers du refuge de La Maison du Père. Des négociations sont en cours avec une maison d'hébergement pour femmes de la rue. «On n'en fera jamais assez. Mais les bénévoles ne se bousculent pas pour offrir leurs services.» Les préjugés envers les sans-abri persistent - «on croit à tort que les hommes que l'on masse sont malpropres» - et les conditions de pratique sont loin d'être optimales. «On doit s'adapter. On masse sur fauteuil roulant, par-dessus les vêtements. C'est du massage de brousse, on sort de notre zone de confort, mais c'est si plaisant, dit-il. Après son passage ici, un massothérapeute est bien outillé; aucun client n'arrivera à le désarçonner. Il va se sentir à l'aise avec n'importe qui.»

Daniel Thibault adore l'expérience. «Ce n'est pas tout le monde qui est prêt à exercer auprès de cette clientèle. Nous sommes habitués de masser des professionnels, la quarantaine, généralement en bonne santé, dit-il. Je me sens plus valorisé ici. Les gens sont moins exigeants, ils prennent ce qu'on a à leur offrir. Ce n'est pas la technique de massothérapie qui prime, mais la qualité de l'accompagnement. Ils nous remercient toujours.»

Pendant la matinée, les clients se présentent les uns après les autres, à l'improviste. Aucun n'a rendez-vous. Christopher arrive en fauteuil roulant. En attendant son tour, il joue aux échecs avec un intervenant. Ses épaules creuses, son ventre gonflé et sa bouche édentée trahissent un état de santé précaire. Il a 54 ans, il en paraît beaucoup plus. «J'ai passé 25 ans dans la rue, je suis ici depuis deux ans, confie-t-il. J'ai eu une vie difficile, faite de hauts et de bas. On se néglige beaucoup quand on vit l'itinérance. On se fout de ce qui nous arrive. La rue, ça peut être bien, mais au bout d'un certain temps, on réalise que le corps ne tiendra pas 10 ans de plus.»

Sur ses genoux, il traîne un petit chien en peluche, Roberto, que l'infirmière lui a prêté. «C'est pour faire une blague aux massothérapeutes, je leur réfère un client. Même si on est malade, il faut garder la bonne humeur et le sens de l'humour. Au moins pour les autres.»

Après avoir pris une menthe (il en traîne un sac plein dans son dos), il se laisse masser les épaules et les omoplates par Daniel en suçotant son bonbon. «Quand je me fais masser, je prends conscience de mon corps, je réalise que j'ai plus d'énergie que je pense, dit-il. Quand on est en chaise roulante, on fait une fraude à notre corps. On oublie qu'on peut bouger, c'est facile de se laisser aller à ne rien faire de la journée. Me faire masser, ça me réveille.»

Ils ne le diront pas tout haut, mais ils viennent ici, non pas seulement pour soulager leurs bobos, mais aussi pour faire provision de chaleur et de réconfort pendant 15 jours. En attendant la prochaine séance.

L'initiative est particulièrement réjouissante, selon Sylvie Bédard, présidente générale de la Fédération québécoise des massothérapeutes agréés (FMQ), qui compte 5000 membres. «Cela illustre bien où est rendue la massothérapie en 2013. C'est un bel exemple du chemin parcouru. Il y a 20 ans, on la considérait uniquement comme un soin de détente et de loisir, alors qu'aujourd'hui, 66% des raisons de consultation sont liées à la santé: douleur chronique, maux de dos, tendinites, bursites, oncologie, soins palliatifs...» Les massothérapeutes se retrouvent dans divers lieux de travail, au sein d'équipes multidisciplinaires. «Parce que leur rôle commande désormais des compétences plus poussées et diversifiées, donc une formation standardisée, nous militons ardemment pour la création d'un ordre professionnel des massothérapeutes.» Une demande a été déposée en ce sens en 2012.

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Sans-abri en bref

Il est difficile de chiffrer le nombre de sans-abri. Selon le gouvernement du Canada, ils seraient 30 000 à Montréal. Deux personnes itinérantes sur trois (67,2%) sont des hommes. La majorité d'entre eux (36%) sont âgés de 30 à 44 ans. À Montréal, un sans-abri sur six parmi la clientèle des missions et des refuges souffre de schizophrénie. Un sur trois a un double diagnostic de troubles mentaux et de toxicomanie.

Quitter la rue

La résidence J.A. De Sève est un centre d'hébergement pour les hommes de 50 ans et plus qui ont vécu l'itinérance et qui désirent quitter la rue. L'établissement accueille 78 personnes qui ont droit à une chambre, des repas sains, des soins, de l'accompagnement médical et la présence de travailleurs sociaux. Plus de 60% de ces résidants sont à mobilité réduite. La plupart y demeurent jusqu'à la fin de leurs jours.

Source: La Maison du Père