Il faut abandonner notre résistance aux aléas météorologiques et cesser d'essayer de minimiser les impacts d'une vague de froid ou une bordée de neige sur nos vies. Telle est la prescription de John R. Sharp, psychiatre de l'Université Harvard, qui vient de publier The Emotional Calendar. Le Dr Sharp y fait l'inventaire des réponses psychophysiologiques au froid, aux crépuscules précoces et aux tempêtes.

Q - Comment avez-vous eu l'idée de ce livre?

R - En plus d'enseigner, j'ai conservé une pratique de psychiatre. Mes cours portent sur les applications cliniques des recherches en psychiatrie. J'ai été frappé de constater à quel point les émotions sont modulées par le temps qu'il fait et par les fêtes culturelles liées aux saisons. De plus, chaque personne associe des événements particuliers de sa vie, des décès ou des événements heureux, à certaines saisons. Nous ne sommes pas qu'acteurs dans notre vie, nous sommes aussi des témoins. Ces deux rôles sont liés. On le voit bien dans la réponse au temps qu'il fait, dont les changements constituent les variations quotidiennes auxquelles on est le plus habitué. Tout le monde en fait l'expérience. C'est universel.

Q - Vous vivez vous-mêmes de nombreux changements de climat puisque vous enseignez à Harvard et à l'Université de Californie à Los Angeles. Avez-vous des trucs pour vous adapter?

R - C'est très exigeant. Ma femme prolonge toujours ses séjours, elle n'arrive pas à se limiter à quelques jours à un endroit où le climat est si différent. Prenez ce matin, nous avons eu deux pieds de neige à Boston. J'ai enfilé plusieurs épaisseurs de vêtements et j'ai chaussé de grosses bottes en me disant que je changerais pour des souliers au bureau, et je suis arrivé en retard au travail. Demain matin, je pars pour L.A., où il fera 75°F (24°C). Je pourrais me dire que je vais faire un compromis pour les vêtements que je porterai dans l'avion, que j'aurai trop froid en partant et trop chaud en arrivant. Mais ce serait illusoire: je dois vivre pleinement les deux températures. Cela veut dire mettre dans mon bagage à main un pantalon léger, des sandales et un t-shirt à enfiler à l'arrivée. Ça ne marche pas pour tout le monde: certains Bostoniens attendent la fin mars pour partir dans le Sud, pour être certains de ne pas avoir de neige à leur retour.

Q - Pourquoi le temps qu'il fait est-il un sujet de discussion aussi important?

R - Nous avons tous un besoin viscéral de nous identifier à un groupe. Le temps est un stresseur universel. Tout le monde réagit à la chaleur, au froid, à la pluie, à la neige, au vent. Il est naturel de s'identifier à ceux qui ont les mêmes réactions que nous et à éprouver un sentiment d'éloignement, voire de l'hostilité, face aux gens qui pensent différemment de nous, par exemple ceux qui préfèrent la pluie à la neige. Évidemment, quand c'est porté à l'extrême, c'est nuisible. Mais il y a fort longtemps, il fallait rechercher les gens de notre tribu pour avoir de la protection.

Q - L'homme moderne a fait beaucoup d'efforts pour se prémunir contre les extrêmes climatiques. Est-ce que cela a des effets négatifs?

R - Je ne suis pas sûr que les gens qui vivent à longueur d'année, 24 heuressur 24 dans des endroits climatisés ou chauffés à 70 (21 degrés Celsius) sans jamais expérimenter les variations de température sont plus productifs. Il est important de vivre des changements pour évoluer et même pour aider les processus normaux de réflexion. De plus, c'est très limitant au niveau social. Cela dit, on peut vivre avec beaucoup de bonheur des «dislocations saisonnières», par exemple écouter un film de Noël en plein milieu de l'été. Si on aime une saison, rien ne nous empêche d'essayer de ressentir les émotions qui y sont liées le plus possible.

Q - L'hiver est la saison des carnavals, mais aussi celle de la Saint-Valentin. Y a-t-il un lien entre les deux fêtes?

R - Ce sont des fêtes qui surviennent à un moment où le temps crée de l'isolement. La nuit tombe plus tôt, il fait froid, les routes sont mauvaises. Particulièrement avant les transports et les logements modernes, il était important de se rebeller contre ce manque de rapports humains. La Saint-Valentin ajoute la dimension affective: quand on est amoureux, ça aide à surmonter l'isolement.

Q - Le froid ou les tempêtes de neige peuvent-ils avoir des effets psychologiques?

R - Dans le passé, les gens prenaient souvent du poids durant l'hiver pour supporter le froid, qui augmente notre consommation d'énergie de 13% à 40%. Les explorateurs polaires mangeaient facilement 6000 calories par jour. Quand on a froid, les vaisseaux sanguins se contractent pour limiter la circulation du sang vers les extrémités et éventuellement on commence à frissonner, un réflexe qui génère de la chaleur pour la tête et le torse. On connaît mal les effets psychologiques de ces phénomènes physiologiques, mais il est certain qu'ils existent. Pour ce qui est des tempêtes, quand elles ont des conséquences catastrophiques, il peut y avoir des cas de syndrome de stress post-traumatique. Mais quand elles se limitent à perturber notre routine, par exemple en cas de panne ou quand les routes sont fermées, elles peuvent nous rapprocher de nos proches en perturbant les activités productives.

Q - Pensez-vous que le manque de lumière durant l'hiver peut causer des dépressions?

R - Le philosophe grec Posidonius disait déjà, voilà 2000 ans, que «la mélancolie survient à l'automne». On sait qu'entre 4 et 10% de la population est touchée par le «trouble affectif saisonnier, «le nom officiel de la déprime hivernale. Les femmes et les populations des régions nordiques semblent plus touchées. La thérapie par la lumière semble donner de bons résultats, parfois il faut avoir recours à des antidépresseurs. Il faut faire davantage de recherches.

Q - Certaines recherches avancent que le système immunitaire peut susciter des changements psychologiques. Pensez-vous que cela puisse jouer dans la réponse à l'hiver?

R - Contrairement à ce qu'on pense souvent, les rhumes et les grippes ne sont pas plus fréquents à cause du froid, mais parce qu'en hiver, on vit davantage dans des endroits fermés, où les microbes se transmettent mieux entre les personnes. On pensait jusqu'à récemment que les molécules du système immunitaire ne franchissaient pas la barrière entre le sang et le cerveau. Il semble que oui, par le truchement du système lymphatique. C'est une avancée majeure dans la compréhension des problèmes psychologiques.

Q - Vous évoquez dans votre livre les «souvenirs non déclarés»qui influencent notre réaction aux saisons et à la température. S'agit-il de l'inconscient proposé par Freud?

R - En quelque sorte, oui. Mais ce sont des souvenirs inconscients qui peuvent être accessibles sans l'aide de Sigmund Freud, simplement en y réfléchissant un peu. La fameuse scène de la madeleine qui, trempée dans le thé, permettait à Proust d'aborder des souvenirs oubliés survenait justement après une tempête. Ce sont des souvenirs auxquels on peut accéder sans s'en rendre compte, contrairement aux souvenirs réprimés qui ne sont apparents qu'après un travail de psychothérapie. Notre mémoire contient davantage de liens qu'un ordinateur ne pourra jamais en avoir. Si vous n'aviez pas la possibilité de bloquer tous les souvenirs que mes propos évoquent actuellement en vous, vous ne pourriez pas avoir cette conversation avec moi, vous seriez écrasé par une avalanche d'informations. Comprendre pourquoi le temps qu'il fait suscite des émotions particulières en nous est une étape cruciale de l'acceptation de notre impuissance face aux aléas du climat.