Les milléniaux sont actuellement les consommateurs les plus influents sur  le marché, mais aussi le groupe le plus difficile à satisfaire. C'est du moins ce que prétendent plusieurs designers des grandes marques de l'industrie de la mode qui cherchent désespérément à répondre aux besoins de cette clientèle qui dicte les tendances. Qu'en est-il au Québec? Comment nos designers perçoivent-ils cette génération qui a atteint l'âge de la majorité autour des années 2000?

Génération affranchie

«La génération des milléniaux impose ses propres règles.» Nancy Couture, sociologue qui enseigne la sociologie de la mode à l'Université Laval, estime que les milléniaux bouleversent l'industrie du vêtement.

Elle ajoute que la haute couture est davantage secouée par la vision de la mode des jeunes nés entre 1980 et 2000, aussi appelés génération Y. La sociologue indique que la haute couture a longtemps imposé ses diktats et qu'à l'époque des baby-boomers, les tendances partaient «d'en haut» pour influencer les pratiques vestimentaires de tous les jours.

Les générations suivantes se sont graduellement affranchies des diktats de la haute couture, selon la sociologue. «La génération des milléniaux valorise les choix individuels. Leurs intentions d'achats sont orientées en ce sens.»

La techno pour suivre les tendances

La majorité des milléniaux sont prêts à dépenser plus pour suivre les tendances, mais ils sont rarement fidèles aux marques, selon un rapport publié en 2016 par la Banque de développement du Canada qui porte sur les nouvelles tendances de consommation. Pour les séduire, les fabricants et détaillants devront réinventer continuellement et rapidement leur offre, leur expérience et leur image de marque, indique aussi ce rapport.

Comme les milléniaux ont grandi avec la technologie, ils sont constamment branchés, informés des tendances et aucunement gênés de partager leur opinion. Pas question pour eux de se faire dicter des tendances par une autre génération, ajoute Mme Couture.

Le New York Times a d'ailleurs consacré un grand dossier récemment à ce sujet, dans lequel il se demandait si les grands créateurs des maisons de haute couture ne devaient pas se résigner à l'idée que leurs oeuvres restent dans l'ombre si elles ne deviennent «virales» sur YouTube.

La nouvelle directrice artistique de la Maison Dior, Maria Grazia Chiuri, est en quelque sorte à l'avant-garde dans cet univers avec son approche plus militante, plus féministe dans ses collections - qui plaît aux milléniaux. Or, sa démarche est critiquée par d'autres grands créateurs, rapporte le grand quotidien new-yorkais.

Le malheur des uns fait le bonheur des autres

Les designers d'ici, eux, ne sont pas effrayés par l'influence des milléniaux sur la mode. Au contraire.

En 2009, alors que Marie-Ève Emond fondait la ligne de vêtements Betina Lou, les blogues sur la mode commençaient au Québec. «C'était un bon timing, parce qu'on pouvait faire parler de nous sans avoir à attendre mille ans qu'Elle Québec nous découvre dans un défilé lors de la Semaine mode qui nous aurait coûté des milliers de dollars!»

Au-delà des réseaux sociaux, la sociologue Nancy Couture croit que les designers vont parvenir à rejoindre les milléniaux en s'adaptant à leurs valeurs. «Nous sommes dans une nouvelle configuration des relations avec les clientèles, et le commerce de détail ne fait pas exception. Nous revisitons, réajustons et mettons l'accent sur l'aspect du développement de produits éthiques [faits avec de l'énergie renouvelable, utilisation de fibres naturelles, etc.], de produits responsables [tissus, matériaux recyclés ou recyclables...], et sur la distribution [locale, régionale de moins en moins mondiale], résume-t-elle. Ce sont tous des aspects qui rejoignent les motivations et les valeurs des milléniaux.»

Ethan Song, cofondateur de l'entreprise de vêtements Frank and Oak, l'a très bien compris. «Le design ne suffit plus. Il faut un message», dit le trentenaire. Fondée en 2012, l'entreprise montréalaise compte aujourd'hui 20 boutiques au Canada et plus de 300 employés.

«Cette génération s'attend à ce que les entreprises qu'elle soutient financièrement partagent les valeurs qui lui tiennent à coeur dans la vie de tous les jours.»

«C'est quelque chose dont les gens se préoccupent aujourd'hui, et si une entreprise ne répond pas à leur attente, ils vont voir ailleurs», poursuit M. Song.

Même son de cloche chez Marie-Ève Emond: sa génération - elle est «presque» une milléniale puisqu'elle est née en 1979 - est prête à dépenser davantage pour des produits durables, croit-elle. Si certains morceaux de sa ligne de vêtements peuvent être considérés comme chers, la designer souligne que ceux-ci viennent avec une garantie. «On va te dire comment les entretenir. Si le zipper brise, on le répare ! On est axés sur la longévité de tous les morceaux que tu te procures, ajoute-t-elle. Et si, dans 10 ans, tu veux encore le porter, mais que tu as pris ou perdu du poids, on va faire des ajustements pour faire en sorte que tu le conserves.»

Cela dit, si les prix des vêtements sont très élevés, les milléniaux ne les achèteront pas, affirme pour sa part le designer montréalais Mike Mitto. Depuis qu'il a fondé Tavan & Mitto - avec Payam Tavan -  en 1995, à Montréal, le duo de designers de la génération X se spécialise dans le sur-mesure. Or, comme leurs vêtements sont très chers, ils ne rejoignaient pas les milléniaux.

«Le prix est vraiment le plus important pour eux! C'est vraiment la génération du Zara et du H & M.»

Tout en continuant à faire du sur-mesure, la paire a développé une ligne de vêtements baptisée «capsules», question de s'adapter aux exigences des milléniaux. «On a trois capsules qui captent bien l'air du temps, dont l'une est très minimaliste, explique Payam Tavan. On s'intéresse plus à des bases, des pièces qui peuvent être portées à longueur d'année, qui sont plus abordables, fabriquées à Montréal et offertes en ligne.»

Sans que les milléniaux soient sa clientèle principale - elle vise d'abord les femmes de carrière âgées de 40 ans et plus -, la designer Iris Setlakwe affirme pour sa part qu'elle réussit à rejoindre les plus jeunes grâce aux valeurs de son entreprise. Depuis le lancement de sa marque en 2001, elle s'assure que les vêtements qu'elle vend sont confectionnés ici. «On produit au Québec à 95 %. Créer des emplois sur le marché québécois, ça me tient à coeur, c'est dans l'ADN de l'entreprise, ça a toujours été comme ça», dit-elle, soulignant du même coup que les plus jeunes aiment acheter «local».

Au fil des années, ses clientes femmes d'affaires ont commencé à emmener en boutique leurs filles - devenues des jeunes professionnelles à leur tour. Elle organise même des défilés dans les universités pour se faire connaître de la génération Y.

«L'important, c'est d'écouter et d'avoir l'esprit ouvert», affirme la designer de 49 ans qui travaille d'ailleurs aux côtés de sa fille de 21 ans pour faire évoluer son entreprise.

Les milléniaux en chiffres

Nés entre 1980 et 2000 *

- 25 % de la population québécoise

- 30 % de la population mondiale

- 50 % de la main-d'oeuvre mondiale En 2020

- 57 % des milléniaux sont prêts à dépenser plus pour suivre les tendances.

- 56 % affirment ne pas être fidèles aux marques.

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Sources: Institut de la statistique du Québec, PwC, Microsoft, Banque de développement du Canada

* Les définitions varient, mais nous avons opté pour celle-ci, aussi reprise par le magazine Time.

Des créations qui ont attiré l'attention

Thong jeans

Les thong jeans ont fait leur apparition dans un défilé en 2017 durant la Semaine mode à Tokyo. Par la suite, la marque Carmar Denim a recréé le modèle et l'a vendu à 168 $ le morceau. Bien que ces jeans aient été ridiculisés sur l'internet, ils sont présentement en rupture de stock et il y a une liste d'attente pour pouvoir les acheter!

Ta Ta Towels

Créé en 2017 par la designer Erin Robertson, cet accessoire a pour fonction de réduire la sueur sous les seins. Pour la petite histoire, la designer l'a créé alors que son air conditionné était brisé. Malgré sa coupe étrange, l'article a attiré l'attention... visiblement parce qu'il répondait à un besoin.

T-shirt «This is what a feminist looks like»

The Fawcett Society est un organisme britannique qui milite pour les droits des femmes. En 2014, il a lancé une campagne où l'on peut voir différentes personnes porter son chandail sur lequel on peut lire «This is what a feminist looks like» pour démontrer que le féminisme est l'affaire de tous.

Sac IKEA

En 2017, le nouveau sac de Balenciaga - marque de luxe - est devenu viral sur l'internet, parce qu'il était pratiquement identique au sac bleu d'IKEA... au détail près qu'il coûtait plus de 1500 euros, alors que le sac d'IKEA ne valait que 99 cents...

Photo Sarah Mongeau-Birkett, Archives La Presse

« Le design ne suffit plus. Il faut un message », dit Ethan Song, cofondateur de l'entreprise de vêtements Frank and Oak.

Ce qu'en pensent des milléniaux

Cinq adeptes de la mode de la génération Y nous parlent de leur rapport aux vêtements.

Sylvestre Lefrançois-Sabourin

Âge: 24 ans

Ville: Saint-Lambert

Qu'est-ce que tu recherches dans un vêtement/une marque?

«Je ne m'intéresse pas vraiment aux marques, je magasine plus dans les friperies ou chez H & M... et quand j'y vais, je recherche des vêtements unisexes. J'aime beaucoup les couleurs criardes aussi. Je trouve la mode masculine un peu ennuyeuse, la mode féminine ose plus. »

Qu'est-ce qui t'inspire dans un vêtement?

«J'aime regarder un vêtement et qu'il me dise quelque chose, que ce soit la couleur ou la coupe, il faut que ça attire mon regard. Aujourd'hui, par exemple, ce que j'aime dans la veste que je porte, ce sont les épaulettes.»

Valérie Rodriguez

Âge: 27 ans

Ville: Montréal

Qu'est-ce que tu recherches dans un vêtement/une marque?

«La durabilité et la qualité. J'aime qu'un vêtement soit organique. Un vêtement non organique, tu peux le mettre au lavage une seule fois et il perd de sa couleur ou il s'étire.»

Qu'est-ce qui t'inspire dans un vêtement?

«Le minimalisme. J'aime qu'un vêtement soit simple et puisse s'agencer facilement avec tout ce qu'on a déjà dans sa garde-robe. Qu'on n'ait pas besoin de se casser la tête pour le porter.»

Lena Davis

Âge: 33 ans

Ville: Paris

Qu'est-ce que tu recherches dans un vêtement/une marque?

«La qualité, le confort et l'originalité! Avec les trois, c'est sûr qu'on a une combinaison gagnante.»

Qu'est-ce qui t'inspire dans un vêtement?

«Les couleurs m'inspirent. J'aime les couleurs qui peuvent frapper tout en étant discrètes. Un kimono orange avec des palmiers, par exemple, c'est un peu flash, mais bien agencé, on peut le faire passer inaperçu.»

Tahmina Ismailova

Âge: 27 ans

Ville: Montréal

Qu'est-ce que tu recherches dans un vêtement/une marque?

«La qualité du fabricant et la durabilité.»

Qu'est-ce qui t'inspire dans un vêtement?

«Lorsqu'il est polyvalent! Un vêtement qui peut se porter plusieurs fois, mais chaque fois qu'on l'agence de manière différente, on dirait qu'on le porte pour la première fois.»

Tobin Ngo

Âge: 28 ans

Ville: Montréal

Qu'est-ce que tu recherches dans un vêtement/une marque?

«C'est simple, je recherche le confort. Si ce n'est pas confortable, ce n'est pas pour moi. Si le tissu ne respire pas, ce n'est pas pour moi.»

Qu'est-ce qui t'inspire dans un vêtement?

«Il faut que ce soit confortable et fonctionnel. Avant tout fonctionnel, et après, il y a le look. Dans cet ordre, parce que si ça a l'air cool, mais que ce n'est pas fonctionnel... je ne le porterai pas.»

Photo Martin Chamberland, La Presse

Sylvestre Lefrançois-Sabourin, 24 ans, de Saint-Lambert