Halte finale du processus de confection d'un vêtement, le métier de couturière est un art du perfectionnisme. Rencontre avec Ana Luisa Rodriguez, l'une des rares au Québec à travailler à temps plein pour une seule designer.

Avant d'être embauchée par Renata Morales, Ana Luisa Rodriguez avait son propre atelier de couture, rue Casgrain, à Montréal. Un temps, elle y fait de la sous-traitance, multiplie les contrats, s'initie par le biais au design de mode, grâce à Barilà, Denis Gagnon, Ève Gravel... Jusqu'à ce que «le vent tourne» dans l'industrie du textile au Québec et que la concurrence asiatique prenne le marché d'assaut, entraînant bon nombre de fermetures d'usines et de délocalisations.

Si le métier «coule dans le sang» d'Ana Luisa, comme une seconde nature, un talent qui se lègue d'une génération à la suivante dans sa famille, elle a le pressentiment qu'il lui faut ajouter une corde à son arc. Quand les premiers manufacturiers commencent à partir, elle se «prépare» à son tour et s'inscrit à l'École des métiers des Faubourgs, au cours de confection de vêtements façon tailleur.

«Si je voulais gagner ma vie avec la couture au Québec, je devais diversifier mes compétences. J'ai appris à tracer et à grader les patrons, à maîtriser la coupe, et pas seulement à assembler les vêtements. Bref, à toucher à tout», raconte cette Montréalaise d'origine dominicaine arrivée ici en 1989. Bientôt, Renata Morales «l'arrache» aux autres designers et la convainc de venir travailler pour elle.

Du croquis à la robe

Dans l'atelier du Vieux-Montréal où Ana Luisa a maintenant ses habitudes, quatre machines à coudre découpent l'espace, occupent des fonctions différentes: une surjeteuse, une machine à ourlet roulotté, une autre à ourlets invisibles, une dernière pour les coutures droites. Sur la table de coupe sont étendus des échantillons de tissus de couleurs vives, à la droite desquels est posé un dessin.

Elle nous tend le croquis, esquissé, vite fait, par sa patronne. Derrière le trait nerveux, on devine une robe au bustier asymétrique. Sur la jupe longue, les hachures verticales suggèrent des plis... Mais la néophyte n'ose pas déchiffrer davantage. «Et vous, Ana Luisa, qu'y comprenez-vous, à ce dessin?» Étonnement. «Ce que je comprends? Mais, je comprends la robe!»

«En industrie, chaque couturière s'active à une tâche précise. L'une s'occupe des pinces, l'autre des encolures. Ici, comme il s'agit d'une petite production, des pièces uniques pour la plupart, je dois être capable, à partir d'un croquis comme celui-là, d'imaginer un vêtement en entier et de le matérialiser, de le confectionner de A à Z», explique-t-elle.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Des outils de très haute précision.

Des châteaux dans les airs

«Mon travail, poursuit Ana Luisa, est de donner forme aux idées qui naissent dans la tête de Renata. Tous les designers ne sont pas nécessairement couturiers. Leur domaine est celui de l'imagination, ils bâtissent "des châteaux dans les airs". Pour eux, tout est faisable, jusqu'à preuve du contraire. Moi, je m'efforce de rendre l'impossible concret. Nous sommes constamment en dialogue.»

Difficile, après coup, de laisser la designer prendre tout le mérite? «Non, parce que tous ses vêtements découlent de sa créativité; elle voit plus loin. Je suis du côté de la technique, du travail manuel. Ce n'est pas sans raison qu'on parle de nous comme de "petites mains". Non seulement la profession exige beaucoup de dextérité, de délicatesse et de minutie, mais il s'agit aussi d'un poste d'exécution.»

Rien n'effraie Ana Luisa Rodriguez. Sa plus grande satisfaction: partir «de rien» pour en arriver à une création portée de façon élégante, rendre une femme heureuse parce qu'elle se trouve belle dans ses vêtements. «Je le vois tout de suite lorsqu'en découvrant sa silhouette dans le miroir, son regard s'illumine. Et ça me procure un bonheur immense. Je me dis qu'un tel sentiment dépasse la mode, ça devient de l'amour. La mode devient un geste fait par amour.»

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Ana Luisa à l'oeuvre dans son atelier.