Igor Larionov a toujours son petit air de professeur. Petites lunettes rondes, souriant, dégageant un magnétisme difficile à décrire, il se tenait dans un coin de la salle de presse avant le match Russie-Canada.

Jacques Demers est venu lui serrer la main. Larionov a dit quelques paroles chaleureuses qui ont fait fondre l'ancien coach et a repris la conversation engagée. Demers n'a pas dirigé Larionov, mais il l'a bien connu quand il a été le coach des Red Wings de Detroit. Larionov venait souvent saluer les joueurs de l'équipe. «Un très grand joueur, un très grand monsieur», a dit Demers.

Nous parlions de vin. Larionov est propriétaire de compagnies qui produisent des vins déjà très crédibles, tant à Napa Valley, en Californie, qu'en Australie. «Nous sommes vraiment fiers de nos Shiraz australiens» m'a-t-il dit. Il m'a posé quelques questions sur Jarno Trulli et ses vins en s'informant surtout pour savoir comment le pilote de Formule 1 s'y était pris pour s'implanter au Québec.

Puis, des confrères russes sont venus se mêler de la conversation et Larionov est passé au russe pour livrer ses commentaires.

J'étais à Vancouver, je discutais vin avec Igor Larionov et le match Canada-Russie allait commencer dans moins d'une heure.

Il y avait quelque chose de détraqué dans mon horloge...

Le 31 décembre 1975, au Forum, les Russes étaient des Soviétiques. C'était la Guerre froide, j'avais suivi à la télé la Série du siècle de 1972 et la série URSS-Association mondiale de hockey de 1974. Celle mettant en vedette Bobby Hull et Jean-Claude Tremblay du côté canadien.

En 1975, j'en étais à ma première année de couverture du Canadien. Deux grandes équipes soviétiques, l'Armée rouge et le Dynamo de Moscou, faisaient une tournée de huit matchs en Amérique contre des équipes de la Ligue nationale.

C'était débile. C'était le bon capitalisme contre le méchant communisme. Certains écrivaient que les Soviétiques sentaient mauvais, qu'ils avaient tous des faces de boeuf, qu'ils espionnaient pour le compte du KGB. Aux États-Unis, comme d'habitude, c'était 100 fois pire qu'à Montréal. C'était le diable en personne qui venait pomper les dollars américains. Pour mieux fabriquer des fusées pour anéantir New York.

Le match avait commencé à 19h. Pour permettre aux amateurs et aux joueurs de célébrer le Jour de l'An. Il y avait une tension à couper au couteau. Le match est encore présenté comme un des plus grands de l'histoire du hockey. Guy Lafleur avait compté, Valeri Kharlamov aussi. Dryden avait été ordinaire, Vladislav Tretiak avait été fabuleux.

Après la rencontre, les fans du Canadien avaient offert une ovation au gardien soviétique. Ce soir-là, les Québécois se sont réconciliés avec les Soviétiques. Ou ils ont senti que leurs joueurs étaient de grands athlètes et de bonnes personnes.

J'étais «adrénalisé» au max. Avec l'aide du photographe Michel Ponomareff, j'avais pu «converser» avec Tretiak. Il avait été adorable, osant affirmer qu'il aimerait venir jouer pour le Canadien parce que Montréal était la Mecque du hockey.

Bien plus tard, j'ai très bien connu Vladislav Tretiak. Je l'ai aidé à établir le contact avec Serge Savard pour obtenir de l'équipement de hockey usagé pour les jeunes Soviétiques. Mais on était tellement totons des deux côtés du Rideau de fer...

Un an plus tard, même pas, un samedi soir à Toronto, Rogatien Vachon avait permis aux Canadiens de battre les Soviétiques, 3-1. Un grand match, un grand évènement. Le coeur de cette équipe était formé des meilleurs joueurs du Tricolore: Serge Savard, Ken Dryden, Guy Lafleur, Steve Shutt, Larry Robinson, Guy Lapointe, Bob Gainey. Le coach était Scotty Bowman.

Les Soviétiques étaient encore des communistes, mais ils étaient déjà pas mal moins méchants. Et honnêtement, on commençait à être moins totons. Des deux bords. Le Canada avait gagné la première édition de la Coupe Canada contre la Tchécoslovaquie. Il y avait un jeune gars de 18 ans avec les Tchécoslovaques. Peter Stastny. Et un gardien qui ressemblait à un ours. Vladimir Dzurilla.

J'étais à New York en 1979 pour la Challenge Cup. Le troisième match s'était terminé 6-0 pour les Soviétiques. La Ligue nationale en avait mangé une maudite et Scotty Bowman, le coach de la LNH, était profondément humilié.

C'est au Forum que les Soviétiques ont défoncé Mike Liut avec huit buts pour gagner la Coupe Canada de 1981.

Mais les totons étaient plus rares. J'avais couvert les Jeux olympiques de Moscou, la GRC était venue à La Presse pour essayer un debriefing avec moi. Les patrons avaient envoyé promener la police montée et j'étais devenu ami avec Andrei Sandakov, journaliste pour la Pravda. Quand on se rencontrait au Cherrier, il y avait un gars de la GRC et un gars du KGB qui mangeaient aux tables voisines. Je repérais celui de la GRC et Sandakov, celui du KGB. Pour vous dire ce qu'était le climat politique, Sandakov devait prévenir la GRC qu'il quittait Ottawa et donner la raison de son voyage. C'était doublement suspect puisqu'il venait manger avec un séparatiste.

Puis, les temps ont changé. Slava Fetisov, ancien colonel dans l'Armée rouge, a eu le droit de venir jouer avec les Devils du New Jersey. Avec Alexei Kasatonov, son compagnon de l'Armée rouge. Il a gagné la Coupe Stanley après avoir gagné des médailles d'or pour l'URSS. Les autres, dont Larionov, ont suivi.

J'avais la gorge serrée quand en voyant une photo prise à Moscou, j'ai vu Slava Fetisov sur un camion tank aux côtés de Boris Eltsine, protégeant le futur président de la nouvelle Russie dans le jour clé qui a fait basculer l'histoire du monde. C'était vraiment un homme très courageux. On avait enfin fini d'être totons.

La Russie moderne essaie de s'adapter à la démocratie. C'est pas toujours évident. Mais les joueurs russes, eux, ont complété leur adaptation. Je vois, tout juste devant moi, Malkin, Semin, Radulov, Ovechkin, Fedorov et ils font partie de mon univers. Ils sont aussi à l'aise en Amérique qu'en Russie, ils aiment profondément leur pays et ils aiment aussi les millions qu'ils gagnent dans la Ligue nationale.

Il n'y a personne du KGB autour d'Igor Larionov, je peux communiquer tant que je le veux avec les joueurs et lundi soir, Fedorov, Radulov, Semin et une couple d'autres mangeaient au Blue Water Café. Le vendredi, c'était Brodeur et Pronger.

Le match va commencer et je réalise à quel point nous sommes loin du 31 décembre 1975.

Ce qui a le moins changé, c'est encore le hockey.

Et pourtant...