Ça fait tout juste neuf ans. Et pourtant, les minutes sont encore gravées dans ma tête. La couleur de la soie, son maquillage, mon père à ma droite, mon frère à ma gauche. Il était deux heures de l'après-midi et c'était le moment. Le moment de fermer le cercueil de ma mère.

Je la regardais en essayant de mémoriser tous les détails. Je savais qu'après, ce serait fini, plus jamais je ne la reverrais.

Il y avait des gens derrière qui attendaient que ce soit prêt pour le départ. Je restais debout et j'attendais que la peine coule dans mon coeur. Mais c'était trop vite, j'aurais voulu être seul, j'aurais voulu lui dire que je l'aimais.

 

Cette peine profonde qui m'aurait libéré, je ne l'ai jamais vraiment ressentie. Pour des raisons qui m'échappaient et que je suis allé trouver des mois plus tard. Mais je sais maintenant que la peine, vaut mieux qu'elle soit lourde, qu'elle nous baigne. Tout de suite. Ça aide à guérir.

J'espère juste que Joannie Rochette pleure toutes les larmes de son corps. J'espère qu'elle sent toute la peine qui l'étrangle, j'espère qu'elle a le goût de crier à l'injustice, j'espère qu'elle a de la colère. Ce serait épouvantable si elle se sentait l'obligation d'être une héroïne parce qu'elle est aux Jeux olympiques. Parce qu'on pense trop souvent que pour être une héroïne, il faut savoir dominer ses émotions. Qu'il faut être capable de rester insensible à ce qui pourrait nous déranger.

Y a pas une médaille qui pourrait valoir que Joannie Rochette refoule cette peine et cette douleur. Pleure, Joannie, c'est ta mère qui est morte, pas celle des organisateurs ou des entraîneurs.

Et après avoir pleuré, il se peut que tu aies le goût de patiner pour elle, pour lui dire une dernière fois qu'elle était ta complice, ta meilleure amie et la personne la plus importante de ta vie.

Je ne sais pas. Personne au monde ne peut porter tes patins. Comment ça va se passer dans ta tête et dans ton coeur quand tu vas te présenter sur la patinoire pour ton programme court? On sait que les gens vont se lever et vont t'applaudir à tout rompre. Pour t'encourager et pour te dire qu'ils t'aiment dans ta peine. Mais comment tu vas réagir? Tu vas te recueillir quelques secondes pour lui offrir ton talent et tes efforts? Tu vas lui demander de veiller sur toi? Vous allez être deux dans l'aréna, comme c'était le cas quand t'étais petite fille et qu'elle t'accompagnait à tes entraînements?

Tout ce que je souhaite, c'est que tu aies le temps de sentir ta peine. Le reste, la vie finit toujours par s'en charger.

Les gens du Comité olympique canadien étaient terrassés, hier, à Vancouver. Il faut comprendre qu'ils finissent par s'attacher aux athlètes. Et que cet attachement est sincère chez la plupart d'entre eux.

Il faut comprendre aussi qu'on investit des dizaines de millions pour que chaque petit détail dans la vie des athlètes soit maîtrisé et présenté pour aider à remporter une victoire. Les entraîneurs et les fédérations tentent de porter l'olympien jusqu'à 98% de son potentiel. On embauche des psychologues et des spécialistes dont la seule fonction est d'aller décrocher un autre pour cent. Après, tout peut faire la différence.

Comprenez qu'il n'y avait qu'un point entre les performances de Lysacek et de Plushenko en patinage artistique. Et qu'Erik Guay a raté le podium par un battement de cils.

On fait quoi quand la mère d'une grande athlète meurt à son arrivée à Vancouver? À moins de trois jours de la compétition. Quand donc va-t-on fermer le cercueil pour que Joannie voie sa mère une dernière fois? Qu'elle lui fasse ses adieux et qu'elle ait le courage de patiner pour une médaille?

Hier, à Vancouver, on a demandé à Sylvie Fréchette d'aller entourer Joannie. Vous vous rappelez, Sylvain Lake, son amoureux de longue date, s'était suicidé une semaine avant le début des Jeux de Barcelone. Ravagée, effondrée, Sylvie avait remporté une médaille d'or qu'une erreur bête d'une juge brésilienne avait retardée de quelques mois.

J'ai revu Sylvie à plusieurs reprises depuis cette atrocité. À Las Vegas où elle travaillait pour le Cirque du Soleil, c'était une femme et une mère resplendissante que j'avais retrouvée.

S'il y en a une qui peut prendre Joannie dans ses bras et lui dire que la vie va continuer... même demain soir, c'est Sylvie Fréchette.

Pleure, Joannie, pleure. Tu patineras si le coeur t'en dit.