Difficile d'avoir une aussi mauvaise réputation. Même l'herbe à la puce devient un baume si on considère tous les qualificatifs défavorables qui ont été attribués à la salicaire pourpre: tragédie naturelle, bombe à retardement, diable incarné, cauchemar, désastre, tueuse, terroriste, sanguinaire, peste, monstre, fléau.

N'en jetez plus, la cour est pleine!

Pourtant, ce n'est qu'un aperçu du vocabulaire utilisé depuis une vingtaine d'années par les journaux nord-américains pour désigner la salicaire, autant d'expressions pour décrire une situation... qui n'existe pas, fait valoir le chercheur Claude Lavoie, de l'École supérieure d'aménagement du territoire et de développement régional de l'Université Laval, dans un document extrêmement étoffé publié fin novembre dans le magazine Biological Invasions et disponible sur le site scientifique www.springerlink.com (site payant).

 

L'écologiste a étudié tout près de 1000 articles de journaux (rédigés de 1988 à 2008) provenant d'une banque de données (où on retrouve très peu de textes en français), en plus de faire la revue d'une foule de documents scientifiques sur la salicaire. Il en arrive à la conclusion que presque tout ce qui a été écrit dans les journaux sur la plante était nettement exagéré et parfois carrément faux, à trois exceptions près. On parle ici de médias très sérieux comme le Washington Post, le New York Times, le Chicago Daily Herald, le Globe and Mail, le National Post ou encore le Toronto Star. Si la presse québécoise a été épargnée par M. Lavoie, la banque de données étant en anglais, elle a aussi été sujette à plus d'un égarement en cette matière, si on se fie à ses propos lors d'une entrevue.

Une plante populaire

La salicaire pourpre est populaire dans nos jardins. Non seulement pousse-t-elle facilement, mais sa floraison est longue et produit de jolies fleurs roses, un rose de différents tons grâce à plusieurs cultivars. Le hic, c'est qu'elle demeure une plante envahissante, dont il faut contrôler les débordements. Évidemment en pleine nature, la situation est différente, mais beaucoup moins dramatique que les journalistes et aussi nombre de scientifiques, il faut bien le dire, l'ont dépeinte dans un récent passé.

On a donc accusé la salicaire d'éliminer les plantes indigènes de leur territoire, de chasser la faune, notamment les batraciens et les oiseaux, de réduire la biodiversité. Or, ce n'est pas le cas. Même dans les colonies les plus densément peuplées à l'époque, la salicaire cohabitait avec une quarantaine de plantes indigènes, fait valoir le document du chercheur intitulé Should we care about purple loosetrife? (Doit-on se préoccuper de la salicaire pourpre?)

«Oui, la salicaire est une plante envahissante, explique Claude Lavoie, et il faut éviter de la propager. Mais on a exagéré considérablement son impact sur le milieu naturel. Aujourd'hui, je n'en planterais pas dans mon jardin pour des raisons écologiques évidentes, mais je n'irais pas arracher les plants du voisin. Il y a d'autres plantes beaucoup plus envahissantes qui devraient exiger beaucoup plus d'attention comme le phragmite, la renouée japonaise ou encore la châtaigne d'eau.»

Selon le chercheur, on a réalisé que la présence massive de la salicaire dans les basses terres humides n'était pas la cause d'un problème, mais plutôt sa conséquence. «Non seulement la présence de la salicaire n'est-elle pas une cause importante de l'extinction ou du déclin des autres espèces, mais elle est plutôt un indicateur que le milieu est perturbé», lit-on en guise de conclusion de la recherche. Avant de se lancer dans une lutte tous azimuts pour détruire la plante, comme cela s'est fait à certains endroits, il faudrait d'abord considérer la salicaire comme un syndrome et tenter de corriger les perturbations du milieu qui ont mené à son invasion, insiste le scientifique.

 

«Les scientifiques n'ont pas fait leur job»

Pourtant, dans les années 80 et 90, la salicaire a été mise au banc des accusés partout en Amérique du Nord, alors que la plante était déjà présente dans l'environnement depuis 150 ans. C'est que certains rapports scientifiques ont mis de l'avant les dangers potentiels, des hypothèses que les journaux ont alors interprétées comme des certitudes.

Par exemple, on a écrit à maintes reprises que le monstre végétal pouvait produire 2,7 millions de graines en un an, une donnée basée sur l'étude de trois spécimens seulement. (Je me souviens d'un lecteur de La Presse qui contestait cette donnée: son décompte minutieux l'avait mené à un chiffre de moins de 10 000.)

«Évidemment, le caractère spectaculaire de la plante, d'immenses champs devenus roses par sa présence, faisait en soi de bons sujets de reportage, dit Claude Lavoie, beaucoup plus que si l'envahisseur avait été une plante disons plus discrète.»

Par ailleurs, au fil des ans, d'autres études scientifiques à la crédibilité douteuse ont aussi contribué à noircir la réputation de l'accusée, alors que des résultats plus rigoureux étaient passés sous silence. Au même moment, l'organisme Canards Illimités, qui a son siège social au Manitoba, évoquait la disparition du canard sur les terres envahies par la salicaire pour lancer une campagne nationale d'éradication. Curieusement, le personnel québécois de l'organisme présent chez nous depuis des années a aussi participé à cette campagne. Il est pour le moins étonnant que ses biologistes ne se soient pas rendu compte, au contraire, du déclin de la salicaire au lac Saint-Pierre. M. Lavoie reconnaît que les scientifiques ont leur tort dans ce feuilleton. «Les scientifiques n'ont pas fait leur job. Ils auraient dû faire beaucoup plus d'efforts pour corriger le tir.»

Un phénomène naturel

Originaire d'Asie tempérée et de l'Europe, la salicaire pourpre est vraisemblablement arrivée en Amérique du Nord de plusieurs façons, indique la recherche de l'écologiste Claude Lavoie. Par le ballast des bateaux, dans la laine vierge importée d'Europe avec des graines ou encore... par la poste. Déjà, en 1829, des pépinières canadiennes et américaines vendaient les semences de la belle étrangère. Mais c'est du Québec, de la plaine du Saint-Laurent, que l'espèce a envahi le nord du continent, notamment l'Ouest canadien. En 1930, on constatait des invasions majeures, notamment dans la Commune de Baie-du-Febvre, en bordure du lac Saint-Pierre, près de Nicolet. On parlait de plus de 1300 hectares entièrement couverts ou presque de salicaires.

Pourtant, 70 ans plus tard, au début du millénaire, même si la salicaire reste la plante exotique la plus fréquente en terres inondables, les infestations majeures sont devenues rares et l'espèce est dominante dans à peine 9% des parcelles sous étude. Même si ce genre de déclin est assez fréquent à long terme chez les espèces invasives (végétales ou animales), on ne dispose actuellement d'aucune explication scientifique sur cette baisse amorcée depuis plusieurs années déjà. Curieusement, l'arrachage des plants et la lutte biologique menée aux États-Unis avec des insectes prédateurs ont eu très peu d'impact sur la plante. Pourtant si la communauté scientifique, Canards Illimités et le milieu journalistique s'étaient attardés sur ce qui se passait au Québec, le long du Saint-Laurent, la paranoïa médiatique au sujet de la salicaire n'aurait peut-être pas eu lieu. La plante serait peut-être considérée aujourd'hui comme un vulgaire pissenlit ou une simple marguerite, toutes deux aussi originaires d'outre-mer, faut-il le rappeler.

Photo: fournie par le Jardin Botanique de Montréal