Plus que quelques semaines avant de voir des dizaines de petits boutons jaunes fleurir sur les gazons de la province. Bien que le Défi pissenlits connaisse une croissance spectaculaire, en dehors du mois de mai, cette plante dite envahissante est encore considérée comme une ennemie. À tort, souligne le biologiste Claude Lavoie dans son récent essai, Pissenlit contre pelouse – Une histoire d’amour, de haine et de tondeuse.

Au Québec, comme en Ontario ou aux États-Unis, la pelouse est un sujet clivant. La plupart l’aiment verdoyante, bien taillée et uniforme. Un idéal prôné par l’industrie de l’aménagement paysager depuis des décennies et encouragé par les municipalités qui en réglementent même la longueur.

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Le pissenlit officinal est une plante d’origine eurasiatique qui a été introduite en Amérique du Nord au XVIIe siècle.

Claude Lavoie remet en question cette conception du gazon, mais avant que vous n’interrompiez la lecture de cet article pour retourner à vos engrais, précisons que le biologiste, professeur titulaire à l’École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional de l’Université Laval, ne signe pas un réquisitoire contre la pelouse. Il explore plutôt de façon nuancée et fondée sur la science cette relation complexe que nous entretenons avec le pissenlit, particulièrement celui qu’on appelle le pissenlit officinal, une plante d’origine eurasiatique qui a été introduite en Amérique du Nord au XVIIe siècle.

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Claude Lavoie, biologiste, professeur titulaire à l’École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional de l’Université Laval

Pour moi, [la pelouse], c’est un écosystème un peu insignifiant, mais je ne suis pas contre la pelouse en soi, j’en ai contre la pelouse parfaite, celle qu’on doit arroser, fertiliser, pesticider, tondre à tous azimuts, et cetera. Ça, ce n’est pas très bon pour l’environnement urbain et pour l’environnement en général.

Claude Lavoie, biologiste

Après la rédaction de son ouvrage 50 plantes envahissantes, protéger la nature et l’agriculture, paru en 2019, Claude Lavoie a vu grandir sa fascination pour le pissenlit. « Sa biologie est intéressante, mais aussi le phénomène sociologique qui y est associé. Pourquoi haït-on cette plante-là qui est, somme toute, très inoffensive ? Le pissenlit n’est pas une menace, ni pour l’agriculture ni pour la santé (le pollen de pissenlit ne voyage pas dans l’air, mais il est souvent confondu avec les semences duveteuses de la plante qui ne sont pas allergènes, explique-t-il). C’est une nuisance à une conception de la pelouse. »

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De nombreux propriétaires aiment leur pelouse verdoyante, bien taillée et uniforme. Un idéal prôné par l’industrie de l’aménagement paysager depuis des décennies.

Or, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la norme sociale était tout autre et tendait davantage du côté de la friche que du gazon parfait, jusqu’alors l’apanage des classes aisées. Si la norme a changé au sortir de la guerre, c’est que la croissance économique a amené les citadins à quitter la ville pour la banlieue et à s’installer dans des maisons modestes, mais dotées de grands terrains propices à la pelouse, raconte Claude Lavoie.

L’industrie a beaucoup contribué à ça [l’idée du gazon parfait]. Elle a tout avantage à faire du pissenlit un ennemi parce qu’on est capable de s’en débarrasser, mais il va toujours revenir. C’est très bon pour la vente de leurs produits.

Claude Lavoie, biologiste

Si l’approche de certaines entreprises tend à évoluer, celles-ci se heurtent aux désirs de leurs clients encore attachés à leur gazon vert… sauf en mai, depuis quelques années.

Sauver les abeilles, vraiment ?

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En mai, les Québécois sont invités à ne pas tondre leur gazon, de façon à fournir nectar et pollen aux insectes pollinisateurs.

Le lancement du Défi pissenlits en 2021 – inspiré du mouvement No Mow May aux États-Unis – a achevé d’alimenter la fascination du biologiste pour cette plante mal-aimée. Rappelons qu’à l’initiative du couple d’apiculteurs de Miel & Co, les Québécois sont invités, pendant tout le mois de mai, à ne pas tondre leur gazon, de façon à fournir nectar et pollen aux insectes pollinisateurs et, plus largement, à sensibiliser le public à leur apport essentiel.

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Cent cinquante-cinq municipalités québécoises ont appuyé le Défi pissenlits en 2023.

« C’est très particulier parce qu’en l’espace de deux ou trois ans, le pissenlit, cette plante honnie des banlieusards, s’est transformé en héros environnemental des temps modernes qui allait sauver les abeilles », s’étonne Claude Lavoie.

Qu’en est-il réellement ? Il n’existe aucune preuve scientifique de l’impact du Défi pissenlits ou de No Mow May sur les pollinisateurs. Une étude réalisée dans la municipalité d’Appleton au Wisconsin en 2020 tendait à démontrer une plus grande abondance d’abeilles sur les terrains non tondus, mais l’étude a été rétractée en 2022 par la publication PeerJ, « après avoir constaté plusieurs incohérences potentielles dans le traitement et la communication des données ».

« Il y a quand même d’autres travaux qui montrent que le pissenlit est vraiment utile, mais surtout comme source de nectar, pas comme source de pollen », nuance Claude Lavoie. Le premier, sucré, est la source d’énergie des abeilles domestiques, alors que le pollen est leur source principale de protéines. Or, le pollen du pissenlit officinal, le plus commun au Québec, n’est pas assez riche pour répondre aux besoins des abeilles domestiques.

Il y a plusieurs études qui commencent à montrer qu’au tout début de la floraison du pissenlit, les abeilles y vont, parce que des fleurs de parterre, il n’y en a pas tant que ça [à ce moment de l’année]. Et dès qu’elles disposent d’autres sources, particulièrement avec les arbres comme le cerisier et le pommier, elles se retranchent plutôt vers ces sources de pollen.

Claude Lavoie, biologiste

Il ajoute que le pissenlit ne profite pas qu’aux abeilles domestiques, mais aussi à d’autres pollinisateurs indigènes comme les abeilles sauvages et les bourdons.

« Alors à votre question : est-ce que ça sert à quelque chose ? Les opinions divergent. Ça ne sauve pas les abeilles, ça, c’est clair. […] C’est un premier pas vers un environnement urbain plus sain et parmi ceux qui laissent pousser les pissenlits en mai, il y en a qui vont faire des pas supplémentaires. Il faut prendre les gens là où ils sont. »

La réalité des changements climatiques viendra-t-elle à bout de la pelouse parfaite ? Le Québec est encore loin du Nevada où la pelouse « non fonctionnelle » a été interdite dans le sud de l’État, mais la multiplication des épisodes de sécheresse risque de mettre à mal nos gazons verts. « Il va falloir apprendre à vivre avec des pelouses beiges, prédit Claude Lavoie. L’industrie a des cultivars moins gourmands en eau, mais ce n’est pas ce que les consommateurs achètent. La plupart du temps, ils achètent le gazon qui boit beaucoup pour rester vert. »

Pissenlit contre pelouse – Une histoire d’amour, de haine et de tondeuse

Pissenlit contre pelouse – Une histoire d’amour, de haine et de tondeuse

Éditions Multimondes

240 pages

Comment aider les insectes pollinisateurs et favoriser la biodiversité des sols ?

  • Allonger les cycles de tonte, par exemple toutes les trois semaines plutôt que chaque semaine
  • Cesser l’utilisation de fertilisants et de pesticides
  • Planter une variété de plantes et de fleurs indigènes comme le thym serpolet, l’agastache, l’aster et l’asclépiade
  • Réensauvager une partie de son terrain en cessant complètement la tonte
En savoir plus
  • 155
    Nombre de municipalités québécoises ayant appuyé le Défi pissenlits en 2023
    site internet du Défi pissenlits