«En mille neuf cent quatre-vingt-dix, c'est la démocratisation», chante Jean Leloup. Si jamais l'idée lui venait d'écrire une suite à ce tube et de raconter l'état d'esprit qui a dominé la décennie suivante, celle des années 2000, ce n'est pas de démocratisation qu'il devrait parler. Mais plutôt de désillusions.

Les journaux ont l'habitude de marquer les changements d'année par des pronostics sur l'année à venir. Un retour sur les prévisions publiées dans La Presse en janvier 2000 nous donne un aperçu de l'optimisme avec lequel nous sommes entrés dans le XXIe siècle.

 

«L'an 2000 pourrait être témoin de nombreux déblocages au Proche-Orient», prévoyaient nos analystes. Selon eux, ce tournant pouvait survenir dès le mois de février de cette année, au cours d'une conférence qui ouvrirait la voie à un règlement du conflit israélo-palestinien. Des perspectives d'apaisement en Iran, en Syrie, au Liban et en Irak se dessinaient aussi dans la boule de cristal de nos analystes.

Dix ans et deux guerres plus tard, Palestiniens et Israéliens sont englués dans un conflit sans fond, l'Iran est dirigé par un régime belliqueux et le Liban demeure un pays sous haute tension.

Et il n'y a pas que le Proche-Orient. Les années 90, qui ont vu mourir l'apartheid et la guerre froide, avaient créé le sentiment que, à plus ou moins brève échéance, tous les conflits et toutes les dictatures étaient condamnés à disparaître.

Depuis, nous avons appris qu'il ne suffit pas d'abattre une dictature pour que la paix et la démocratie fleurissent automatiquement sur sa tombe. Saddam Hussein est mort en Irak, les talibans ont été renversés en Afghanistan - pourtant, ces deux pays ne vont pas mieux pour autant. Bien au contraire.

Vous avez dit «guerre juste»?

L'Irak et l'Afghanistan ont aussi mis à dure épreuve la notion de «guerre juste» - à placer au cimetière des concepts politiques qui n'ont pas survécu à cette décennie.

Les guerres, aussi «justes» les imagine-t-on, ont tendance à dégénérer en carnages. Et le devoir d'ingérence qui avait justifié les bombardements de Belgrade, à la toute fin des années 90, n'est pas une recette magique pour réconcilier les peuples.

Les «révolutions de velours» qui ont marqué la dernière décennie ont été évidemment moins sanglantes. Mais elles ont produit elles aussi bien des désillusions.

Cela a commencé en Serbie, lors de la «révolution des bulldozers» qui a forcé la démission de Slobodan Milosevic, à l'automne 2000. Par la suite, il y a eu la révolution des Roses en Géorgie, la révolution Orange en Ukraine, celle des Tulipes au Kirghizistan et celle des Cèdres au Liban. Toutes ces révoltes populaires ont donné des résultats mitigés, selon l'historien Timothy Garton Ash, qui analyse le phénomène dans un long article paru dans le New York Review of Books.

Le hic, selon lui, c'est que les révoltes pacifiques ont tendance à s'avérer décevantes pour leurs principaux acteurs: ceux qui sont descendus dans les rues chanter des slogans et agiter des drapeaux. Une fois le tyran déchu, ces ex-révolutionnaires finissent par se sentir floués de leur victoire quand ils voient les anciennes élites s'entendre comme larrons en foire avec les leaders des mouvements populaires qui les ont renversés...

Le déclin américain

Si les années 90 ont été celles de la fin de la guerre froide, les années 2000 ont marqué la fin d'un monde unipolaire dominé par Washington. La Chine et l'Inde ont connu un essor phénoménal, qui a culminé avec les Jeux de Pékin, en 2008. Parallèlement, après une décennie de déprime, la Russie a repris sa place au sein du club des grandes puissances, tout en abandonnant peu à peu tous ses acquis démocratiques.

Élu président en mars 2000, Vladimir Poutine a éliminé toute opposition, replacé l'information sous l'autorité de l'État et réhabilité Staline, que les écoliers russes voient désormais comme un héros. Et pourtant, Poutine reste plus populaire que jamais aux yeux des Russes. Ceux qui croyaient que la démocratie libérale fait automatiquement le bonheur des peuples en ont été quittes pour une autre désillusion!

Corollaire: les années 2000 auront aussi été celles du déclin des États-Unis. «Cette décennie annonce la fin du rêve américain», affirme le rédacteur en chef du magazine Fortune, Andy Serwer, dans une sombre analyse parue ce mois-ci dans le magazine Time.

Durant cette décennie, la population des États-Unis s'est appauvrie. Les années 2000 sont celles des petits travailleurs qui ne parviennent plus à joindre les deux bouts et s'endettent à mort pour survivre. Jusqu'à ce que la bulle crève...

Andy Serwer croit qu'une partie de la débandade des États-Unis tient au triomphalisme «exubérant» qui avait suivi la fin de la guerre froide. Les années 00 auront donc été celles d'une solide gueule de bois.

Et pas seulement chez nos voisins du Sud. Les régimes communistes ont fait faillite, soit, mais le capitalisme libéral a aussi ses limites, aurons-nous appris à la dure depuis 10 ans.

La revanche du plombier polonais

Une image marquante des années 2000: celle du fameux «plombier polonais» qui, craignait-on, allait profiter de l'adhésion de son pays à l'Union européenne pour voler des emplois aux plombiers français ou britanniques.

La crise financière de la fin de la décennie a produit, en fait, un ironique effet inverse: aujourd'hui, la Pologne va très bien, merci. Et des plombiers français ou irlandais doivent bien en profiter pour y gagner quelques zlotys...

Enfin, et surtout, la dernière décennie a été celle des attentats du 11 septembre 2001. Un coup porté au coeur de l'Amérique qui a incité Washington à déclarer la guerre au terrorisme. Un combat qui a incité les États-Unis, mais aussi quelques autres pays engagés à leurs côtés, à faire des entorses aux conventions internationales sur le traitement des prisonniers de guerre ou encore la torture. Une érosion éthique à laquelle le Canada n'a pas complètement échappé.

La guerre contre le terrorisme a-t-elle plus de chances d'être gagnée que la guerre - perdue jusqu'à preuve du contraire - contre les narcotrafiquants? Ça, c'est la prochaine décennie qui nous le dira.