Dans la grande majorité des pays démocratiquement immatures, on mesure généralement les progrès politiques par la tenue d'élections libres et harmonieuses.

Ici, au Canada, on se plaint, au contraire, de voter trop souvent! Comme quoi, nos malheurs sont bien relatifs.

Le droit de voter, ici, a été acquis pour tous il y a longtemps. En fait, le plus grave problème qui pèse ces années-ci sur notre système démocratique n'est pas l'accès aux urnes, mais plutôt le fait que les électeurs sont de plus en plus nombreux à les bouder.

Pourtant, notre régime démocratique, bien qu'imparfait, s'est grandement assaini depuis cette sombre époque pas si lointaine où on achetait des votes avec des frigidaires.

La Grande noirceur de Duplessis s'accompagnait d'un système de financement et de rétribution particulièrement opaque et tous les efforts déployés ces jours-ci pour réhabiliter le «Cheuf» ne changeront rien à ces tristes souvenirs.

Maurice Duplessis, qui était aussi transparent dans ses intentions que les finances de son parti étaient opaques, ne disait-il pas lui-même «Un pont, c'est bon pour deux élections»? Ou était-ce trois élections? Peu importe, l'idée de base, c'est que l'on pouvait «acheter» des votes en région avec des bouts d'asphalte, une méthode utilisée aujourd'hui encore avec un certain succès. Suffit de suivre le «Festival du cône orange» au Québec ces temps-ci ou de suivre la trace des milliards laissés dans le sillage du gouvernement conservateur de Stephen Harper.

Aujourd'hui, on est plus subtil, on appelle ces orgies de travaux publics : «programme de stimulation économique», mais il reste qu'aucun politicien ne lève le nez sur une bonne vieille pelletée de terre dans sa circonscription.

On ne peut pas empêcher un gouvernement élu de dépenser de l'argent public dans de grands projets, même si ceux-ci sont souvent récupérés à des fins électoralistes. Ce que l'on doit empêcher (dans la mesure du possible, ne soyons pas naïf), ce sont les renvois d'ascenseur entre le parti au pouvoir et les entreprises obtenant des contrats du gouvernement (et vice-versa).

À ce chapitre, notre régime démocratique restera toujours imparfait (là où il y a une piasse à faire...). Les «affaires» qui secouent l'administration Tremblay à la Ville de Montréal le démontrent de façon évidente.

Cela dit, les incurables cyniques pour qui tout est pourri au royaume de la politique nient les immenses progrès réalisés depuis 30 ans pour boucher le pipeline entre argent privé et partis politiques.

Le mouvement est d'abord venu du Québec (certains disent que c'est parce que les cas de favoritisme étaient devenus endémiques ici), sous René Lévesque, qui avait fait de la réforme du financement des partis politiques une priorité.

En 1977, soit un an après avoir pris le pouvoir, le gouvernement Lévesque faisait adopter une nouvelle loi sur le financement. Cette loi a profondément modifié les moeurs politiques au Québec et René Lévesque la considérait, à juste titre, comme la plus importante contribution de son bilan en tant que premier ministre.

Cela fait donc plus de 30 ans que le Québec a adopté le principe selon lequel seuls les citoyens peuvent financer les partis politiques (avec un plafond, question de ne pas avantager les gros donateurs). La loi sur le financement des partis politiques introduisait aussi l'obligation pour les partis de produire des rapports financiers, ce qui semble être aujourd'hui l'exigence la plus élémentaire.

La transparence des partis politiques et l'érection d'un mur entre intérêts privés et politiciens semblent aussi relever de l'évidence. On oublie toutefois que l'assainissement de ces pratiques n'est venu que 25 ans plus tard à Ottawa, lorsque Jean Chrétien a décidé de s'inspirer de son vieil ennemi, René Lévesque.

C'est difficile à croire aujourd'hui, puisque tout le monde parle d'éthique et de transparence en politique, mais il était encore possible pour une entreprise, il y a peine sept ans, de déverser des centaines de milliers de dollars sur un parti politique ou sur un candidat à la direction d'un parti. Certains, sans surprise, ne s'en privaient pas, d'ailleurs.

Dans sa première mouture, la loi fédérale n'encadrait que le financement des partis politiques. On lui ajoutera plus tard des dents pour resserrer davantage les dons privés et aussi pour mettre de l'ordre dans les courses à la direction des partis.

Il y a sept ans à peine, un ministre ambitieux pouvait réunir, tout à fait légalement, de généreux donateurs dans un hôtel pour un cocktail de financement et en ressortir trois heures plus tard avec quelques dizaines de milliers de dollars en poche sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit. Sauf, peut-être, à ces aimables bienfaiteurs, qui attendaient nécessairement un geste de reconnaissance. Le problème était là, justement.

Dans la dernière année de sa longue quête au poste de chef du Parti libéral, Paul Martin avait amassé des dons supérieurs à 10 millions, dont quelques dons spectaculaires de grandes entreprises. Pourtant, il n'y avait même pas eu de course à proprement parler, puisque M. Martin étais assuré de devenir chef.

Dans cette fausse course, quatre autres ex-ministres (Sheila Copps, John Manley, Allan Rock et Brian Tobin) avaient eux aussi amassé des centaines de milliers de dollars en dons, sans être soumis aux rigueurs de la loi.

Le plus ironique, c'est que ce sont les libéraux, accros des dons d'entreprise, qui ont le plus souffert, et qui souffrent encore le plus, du resserrement des règles de financement. À l'époque, les organisateurs libéraux étaient furieux contre Jean Chrétien.

On a prêté beaucoup d'intentions à Jean Chrétien (notamment, qu'il voulait embêter Paul Martin en fermant le robinet) mais il n'en demeure pas moins que l'ancien premier ministre a fait un geste important et nécessaire.

Le sujet est de nouveau d'actualité puisque Stephen Harper a promis de supprimer le financement public aux partis politiques (1,95$ par vote obtenu, par année, pour remplacer en partie les dons privés) s'il est réélu. Selon Stephen Harper, les partis fédéraux ne devraient être financés que par les dons de leurs militants, ce à quoi s'opposent les autres partis, qui affirment que cela ouvrira la porte aux magouilles et aux contournements de la loi. Il en sera certainement question au cours de la prochaine campagne électorale.

La question du financement des partis politiques occupe aussi beaucoup d'espace sur la scène municipale, reconnue, à juste titre, comme le far west de la politique. Pensez seulement qu'il est toujours possible pour un parti politique municipal de recueillir jusqu'à 20% du total de ses revenus autonomes sous la forme de dons anonymes!

Tous les partis municipaux à Montréal ont promis de durcir les règles du financement, mais il est honteux que l'héritage de René Lévesque ne se soit pas imposé au monde municipal plus tôt.

Le modèle existe pourtant, puisqu'en matière de financement des partis politiques, le Canada et le Québec ont une longueur d'avance sur ce qui se fait ailleurs.

Aux États-Unis, les dons privés représentent encore aujourd'hui la part du lion du financement des partis et des candidats. Dans la course à la présidence, les candidats peuvent renoncer aux dons privés et recevoir une aide publique (modeste). Ces campagnes sont toutefois tellement coûteuses qu'il est pratiquement impossible de renoncer aux dons privés.

On a beaucoup parlé du succès phénoménal de Barack Obama auprès de la base, des vrais Américains qui lui ont donné de l'argent. C'est vrai, mais on oublie que sans de riches contributeurs (dont la présidente de sa campagne de financement, Penny Pritzker, milliardaire de Chicago, membre de la famille fondatrice de la chaîne d'hôtels Hyatt), Barack Obama se serait fait bouffer par le clan Clinton dès le début des primaires.

Dans sa longue marche vers la présidence, Barack Obama a récolté plus d'un demi-milliard de dollars et ses stratèges avouent que l'argent de la base, amassé notamment grâce à l'internet, est arrivé après la victoire en Iowa.

Sans dons privés, il n'y aurait pas eu de président Obama. Au Canada, Stephen Harper a réussi en 2006 à battre la puissante machine libérale grâce, en grande partie, aux dons de «madames à 20$», comme disent les organisateurs.