Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à la comédienne Émilie Bibeau.

Nous souffrons tous.

Nous souffrons de l’heure qui a changé et de la nuit qui a été ruinée le jour où il ne fallait vraiment pas, de la neige qui est revenue et du bas du dos encore bloqué, de l’enfant rejeté dans la cour d’école un lundi matin et du psychologue qui a déterré un mardi après-midi une plaie au cœur enfouie depuis des années.

Des jours banals qui n’en sont pas.

Nous souffrons des paysages trop manichéens et des méchants qui ont finalement gagné. Pourtant, ce n’est pas ce qu’on nous avait promis quand on était petits. « C’est vraiment trop injuste », soupirait Caliméro, le petit poussin malchanceux, sous sa coquille.

Nous souffrons d’arthrose et du temps qui aura eu raison de nos mains, de nos pieds, de nos articulations devenues comme des pierres de douleur trop lourdes et figées, de Stéphane qui est parti et n’aurait pas dû, de Mélanie qu’on n’a jamais retrouvée...

Nous hurlons comme des héroïnes de Tchekhov : « Un jour, on saura pourquoi on a tant souffert ! Si on pouvait savoir, si on pouvait savoir... »

Nous souffrons de ne pas savoir et pourtant, savoir nous tuerait.

Nous souffrons de ce souffle au cœur qui chaque jour nous amoindrit ou d’un cœur scratché qui saute et répète sans cesse la même rengaine et de l’espérance qui ne s’achète pas au Costco.

« L’espoir est le genre de lumière qu’il faut changer souvent », chantait Avec pas d’casque.

Nous souffrons de ce qui ne s’est pas passé comme prévu, parce que Sainte-Marie-mère-de-Dieu n’a pas prié pour nous, de tout ce qu’on a lancé dans l’univers et qui nous est retombé dessus comme une énorme météorite inattendue, violente et décevante. Chaque fois, ta face comme Le cri, d’Edvard Munch.

Nous souffrons de n’être pas nés dans la bonne pièce, dans la bonne enveloppe, dans le bon espace-temps. Nous souffrons de la torture des « si » : « si seulement je n’étais pas allé au dépanneur ce jour-là, si seulement je n’avais pas pris la voiture ce jour-là, si seulement je lui avais dit de rester ce jour-là, si seulement, si, si, si... »

Nous souffrons du « si tu ne m’aimes pas, je t’aime » et de nos désirs inavouables, de tout ce qui aurait pu être et ne sera pas et de la spirale obsessive qui tourne indéfiniment dans la tête avec ses multiples scénarios. La vie, tel un livre cheap dont vous êtes le héros avec toutes ses avenues possibles et surtout impossibles.

D’ailleurs, tu es désespéré que le camion de Plan B n’existe pas, tu as secrètement noté le numéro en regardant la série, sait-on jamais...

Des petites souffrances quotidiennes avec lesquelles il est plus facile de cohabiter aux grandes douleurs qui peuvent transformer la vie en enfer (je pense ici à l’autre extrême, à ceux qui ont tout perdu à cause de la guerre, d’un tremblement de terre, d’une migration qui a tourné à la tragédie ou d’une injustice qui a détruit complètement l’harmonie d’une vie), j’aime penser face à notre impuissance que les mots peuvent agir comme un remède. Et la lecture d’Italo Calvino m’interpelle ici.

Dans Les villes invisibles, où Kubilai Khan dialogue avec Marco Polo, l’auteur propose deux solutions pour atténuer la souffrance.

« La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. »

Cette seconde option m’apparaît non seulement plus active, mais salutaire.

Identifier les vestiges de la beauté qui demeurent, même dans l’horreur, et tenter de les mettre de l’avant, puisque c’est tout ce qu’il nous reste.

Car nous souffrons tous.

Et là aussi est notre salut.

De savoir que cette souffrance nous définit, qu’elle nous constitue, tous, sans exception.

De savoir que :

« La nuit n’est jamais complète.
Il y a toujours puisque je le dis,
Puisque je l’affirme,
Au bout du chagrin, une fenêtre ouverte,
une fenêtre éclairée.
Il y a toujours un rêve qui veille,
désir à combler,
faim à satisfaire,
un cœur généreux,
une main tendue,
une main ouverte,
des yeux attentifs,
une vie : la vie à se partager.
 »

De savoir qu’il y aura toujours Paul Éluard.

Comprendre que la souffrance se transforme en moteur, en changement, en renouveau.

Qu’elle est comme presque tout dans l’aventure humaine : inévitable, mais, surtout, impermanente.

S’en remettre à la sagesse de Marco Polo.

Et savoir qu’il y aura toujours quelqu’un qui cogne à la porte avec un café, des renoncules et des nuances, qui ouvre des bras sensibles et affirme tout doucement : « Tu vaincras. »

Et contre toute attente, sur le bord de la fenêtre, l’orchidée a refleuri.