Le jury, présidé par Ethan et Joel Coen, a attribué la Palme d'or à Dheepan, un film de Jacques Audiard. Il a aussi réservé aux festivaliers quelques surprises, et laissé quelques favoris sur la touche.

«Enfin», aurait pu s'exclamer Jacques Audiard. Le chef de file du cinéma français contemporain avait déjà été primé deux fois au Festival de Cannes, mais jamais il n'avait encore obtenu la plus belle place au tableau d'honneur. Un héros très discret lui avait valu le prix du meilleur scénario en 1996, et le Grand Prix du jury avait été attribué à Un prophète en 2009. Mais les deux dernières fois où il s'était présenté sur la Croisette, la Palme avait été remise à un certain cinéaste autrichien.

«Je remercie Michael Haneke de n'avoir rien tourné cette année!», a déclaré Jacques Audiard à la blague sur la scène du Théâtre Lumière en évoquant les sacres du Ruban blanc en 2009 et d'Amour en 2012 (l'année où De rouille et d'os a aussi été présenté).

Cette fois, ça y est. La Palme d'or a été attribuée à Dheepan, un film puissant, qui fait écho à la situation précaire des immigrés clandestins. Le cinéaste a d'ailleurs tenu à être entouré sur scène des deux interprètes principaux, Anthonythasan Jesuthasan et Kalieaswari Srinivasanen, qui en sont à leurs premières armes au cinéma.

Dheepan est le prénom du protagoniste de ce film sans vedettes. Pour entrer en France, ce combattant des Tigres tamouls s'invente une famille - avec une femme et une fillette qu'il ne connaît pas - et tente de se construire une nouvelle vie dans une banlieue de Paris. Or, l'environnement dans lequel ils échouent, celui d'un immeuble vétuste dans une cité violente, aura tôt fait de leur rappeler les horreurs vécues pendant la guerre civile au Sri Lanka.

«Recevoir un prix de la part des frères Coen, c'est déjà quelque chose d'assez exceptionnel!», a lancé le cinéaste avant d'avoir une pensée pour son père, le regretté dialoguiste Michel Audiard.

Des titres attendus

Le Grand Prix du jury est allé à Saul Fia (Le fils de Saul), le stupéfiant premier film du cinéaste hongrois László Nemes. Constitué de plans-séquences vertigineux, le film évoque la Shoah en empruntant le point de vue d'un membre de la Sonderkommando, une brigade d'ouvriers juifs recrutés de force pour aider les nazis dans leur plan d'extermination.

«Je souhaitais traiter de ce sujet grave pour les gens de ma génération, a déclaré le lauréat, âgé de 37 ans. Il est important d'en parler alors que le continent en est encore hanté.»

Le Prix du jury - troisième en importance au palmarès - est allé à The Lobster, le premier film anglophone du cinéaste grec Yorgos Lanthimos (Dogtooth). Cette allégorie jouissive et grinçante sur la dictature du bonheur conjugal - dans laquelle le célibat est devenu un crime - mérite pleinement son laurier.

Le prix de la mise en scène a été remis au cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien pour The Assassin, un film d'arts martiaux contemplatif, remarquable sur le plan artistique mais d'un ennui mortel sur le plan narratif.

Le cinéaste mexicain Michel Franco a reçu de son côté le prix du meilleur scénario grâce à Chronic, un film dépouillé et troublant dans lequel Tim Roth incarne un infirmier dont la dévotion dépasse les limites permises.

Des lauréats émus

Plusieurs candidats honorables s'offraient au jury pour le prix d'interprétation masculine, mais le choix s'est finalement fixé sur Vincent Lindon. L'acteur français, qui n'avait jamais obtenu le moindre prix en 30 ans de carrière, a été célébré grâce à sa composition remarquable dans La loi du marché. Dans ce film de Stéphane Brizé, il incarne un chômeur en quête de dignité.

Visiblement bouleversé, Vincent Lindon a tenu à exprimer sa solidarité envers les citoyens laissés pour compte. «J'ai beaucoup de mal à mettre des mots sur mon émotion», dira-t-il lors de la conférence des lauréats, encore sous le choc.

Mais la plus grande surprise viendra du côté du prix d'interprétation féminine. Alors que tout le monde semblait croire au triomphe de Cate Blanchett dans cette catégorie, voilà que le jury décide non seulement de consacrer Rooney Mara, sa partenaire de jeu dans Carol, mais aussi de donner un prix ex aequo à Emmanuelle Bercot, la protagoniste féminine du film de Maïwenn, Mon roi. Honnêtement, personne n'aurait pu prévoir un tel dénouement. Probablement pas l'actrice elle-même. Sur scène, la lauréate, aussi réalisatrice du film d'ouverture La tête haute, était aussi fébrile qu'émue. «Ce prix est trop grand pour moi toute seule!, a-t-elle dit avant de saluer Maïwenn pour «son audace, son sens aigu de la liberté et son anticonformisme».

Le réalisateur de Carol, Todd Haynes, a par ailleurs souligné que le rôle que tient Rooney Mara est peut-être plus discret que celui de Cate Blanchett, mais qu'il tient néanmoins tout le film ensemble. «Je suis convaincu que Cate aura l'occasion de gagner d'autres prix au cours des prochains mois, a-t-il fait remarquer. Je suis tellement fier de ces deux actrices!»

Des absents

Si la plupart des titres qui alimentaient la machine à rumeurs figurent au palmarès, les présidents du jury, et les sept autres membres (parmi lesquels Xavier Dolan), ont néanmoins écarté quelques «valeurs sûres». Du moins l'étaient-elles aux yeux des critiques.

Ainsi, le très beau film de Nanni Moretti Mia Madre a obtenu le prix du jury oecuménique, mais n'a pu mettre la main sur le moindre prix officiel. Youth, de Paolo Sorrentino, rentre aussi bredouille. Inutile de dire que dans le camp italien, qui comptait trois films en lice (le Tale of Tales de Matteo Garrone n'a toutefois pas été bien accueilli), l'humeur n'était pas à la fête hier soir.

Jia Zhangke, l'un des favoris du circuit festivalier, n'a pas convaincu le jury non plus avec Mountains May Depart, un film décevant mais ardemment défendu par certains critiques. Qui le voyaient au plus haut rang. Comme prévu, Sicario ne figure pas non plus au tableau, mais Denis Villeneuve n'aurait quand même pu rêver d'un meilleur accueil pour son deuxième film hollywoodien.

«Nous ne sommes pas un jury de critiques, nous sommes un jury d'artistes», a précisé Joel Coen, l'un des deux présidents du jury. «Nous aurions souhaité pouvoir donner des prix à tous les films que nous avons aimés, mais les règlements sont plus stricts. C'est comme un jeu d'échecs.»

Rappelons que le Festival a en effet dû resserrer ses règlements afin d'éviter les surenchères de récompenses. Ironiquement, le bal avait commencé en 1991, l'année où Barton Fink, un film des frères Coen, avait non seulement raflé la Palme d'or, mais aussi le prix de la mise en scène, en plus de valoir à John Turturro un prix d'interprétation.

La Palme d'Agnès

La cérémonie fut aussi marquée par la remise d'une Palme d'honneur à Agnès Varda. Touchante et enjouée, la cinéaste plasticienne a réprimé un sanglot en racontant qu'elle allait placer cette Palme à côté de celle que son regretté mari, le cinéaste Jacques Demy, avait obtenue en 1964 grâce à son film Les parapluies de Cherbourg. On a craqué nous aussi.

Photo: AFP

La réalisatrice Maïwenn et son actrice Emmanuelle Bercot.

Le palmarès

Palme d'Or

Dheepan de Jacques Audiard

Grand prix

Saul Fia (Son of Saul) de László Nemes

Prix de la mise en scène

The Assassin (Nie Yinniang) de Hou Hsiao-hsien

Prix du jury

The Lobster de Yorgos Lanthimos

Prix du scénario

Michel Franco pour Chronic

Prix d'interprétation masculine

Vincent Lindon pour La loi du marché

Prix d'interprétation féminine (ex aequo)


Rooney Mara dans Carol

Emmanuelle Bercot dans Mon roi

Caméra d'or du premier film

La Tierra y la Sombra de César Augusto Acevedo

Palme d'or du court métrage

Waves'98 de Ely Dagher

Palme d'honneur

Agnès Varda

Photo: Reuters

Agnès Varda