À Iqaluit, capitale du Nunavut au nord du 63parallèle, au bord de l'océan Arctique et au creux de la baie de Frobisher, le cinéaste québécois Benoît Pilon tourne son troisième long métrage de fiction, mettant en vedette Marie-Josée Croze et François Papineau. L'histoire d'une Montréalaise qui découvre, au chevet de son mari gravement blessé, quelques secrets de sa vie de travailleur saisonnier sur les chantiers du Nord. Notre chroniqueur Marc Cassivi s'est rendu sur le plateau de tournage.

Sous un ciel bas, anthracite, les lacs et les rivières d'Iqaluit sont d'un gris charbon, presque noirs. Au nord du 63e parallèle, au bord de l'océan Arctique au creux de la baie de Frobisher, les coloris des édifices de la capitale du Nunavut contrastent avec cet arrière-plan inhospitalier. Une ville champignon surgie d'une terre rocailleuse couleur rouille, vierge de toute végétation, au-dessus de la limite arctique des arbres, en plein coeur de la toundra canadienne.

Ici, le pergélisol empêchant toute forme d'enfouissement, se multiplient en bordure de la ville les amas de ferraille et de pneus, de détritus et de carcasses de voitures. Dans l'une de ces déchetteries improvisées, des pompiers s'exercent à éteindre un grand feu contrôlé, près d'une vieille carlingue d'avion abandonnée. Dans un terrain vague, des huskies sibériens attendent l'hiver, retenus par des chaînes à leurs niches. Deux ours polaires ont été abattus ces dernières semaines, en pleine ville.

C'est dans ce paysage hostile à bien des égards, mais à la fois saisissant de beauté sauvage, que le cinéaste Benoît Pilon a campé son troisième long métrage de fiction, au titre tout désigné: Iqaluit. Pilon avait découvert la région en préparation de son premier long métrage de fiction, Ce qu'il faut pour vivre, prix Jutra du meilleur film en 2009, oeuvre émouvante sur l'exil à Québec d'un Inuit tuberculeux, scénarisée avec Bernard Émond et tournée en partie à Iqaluit.

Pour Iqaluit, qui met en vedette Marie-Josée Croze et François Papineau, le réalisateur du documentaire Roger Toupin, épicier variété retrouve le formidable acteur inuit Natar Ungalaaq (prix Jutra et Genie de l'interprétation masculine pour Ce qu'il faut pour vivre), révélé par l'inoubliable Atanarjuat de Zacharias Kunuk, Caméra d'or du Festival de Cannes en 2001.

«Natar est un acteur incroyable, rappelle Benoît Pilon. J'avais envie de tourner avec lui cette histoire qui est un peu, thématiquement, le miroir de Ce qu'il faut pour vivre. Il jouait un Inuk déraciné au Québec. Cette fois-ci, il sert de guide à une Québécoise déracinée au Nunavut.»

Iqaluit, dont le tournage est en cours depuis le 20 août dans la ville du même nom, raconte l'histoire de Carmen (Marie-Josée Croze), femme d'un travailleur saisonnier des chantiers du Nord, qui se rend pour la première fois à Iqaluit au chevet de son mari Gilles (François Papineau), gravement blessé. 

En cherchant à savoir ce qui s'est passé, elle se rapproche de Noah (Natar Ungalaaq), un ami inuit de Gilles, et comprend que son drame est lié au sien. Ils partent alors ensemble sur la baie de Frobisher: Carmen pour obtenir des réponses, Noah pour empêcher son fils de commettre l'irréparable.

«J'avais envie de faire un film sur le Nunavut contemporain, explique Benoît Pilon. Ici, il n'y a pas d'arbres pour cacher ce qui est laid, ni moyen de l'enfouir dans la terre gelée, alors qu'autour, la nature est majestueuse et à perte de vue. Ce contraste-là est saisissant. Comme le contraste entre les Blancs et les Inuits. Une fiction dans ce cadre-là m'intéressait beaucoup.»

Projet ambitieux 

Iqaluit, film en inuktitut, en français et en anglais sur lequel planche Benoît Pilon depuis la sortie de son deuxième long métrage de fiction, Décharge (2010), est sans doute le plus ambitieux de ses projets. Des scènes ont été tournées à l'aéroport, à l'hôpital, dans les locaux de la GRC, dans un hôtel d'Iqaluit et différents lieux naturels difficilement accessibles.

Pour la scène finale du film, sur une île dans la baie, sept bateaux ont été requis afin de transporter le matériel et l'équipe de tournage. Une équipe réduite, en raison des coûts engagés pour tourner à Iqaluit. «C'est plus ambitieux que ce que l'on avait tous pu imaginer, admet Pilon, un ancien aide-réalisateur. Nous sommes une trentaine de personnes, en plus des acteurs, alors qu'on serait 50 normalement pour un tournage semblable à Montréal.»

Tout coûte plus cher dans le Nord. À commencer par les billets d'avion pour s'y rendre (plus de 2000$). Au resto chic d'Iqaluit, le Granite Room, il n'y a pas un plat à moins de 50$. À l'épicerie, le jus d'orange de format de 1,75 litre est vendu presque 12$, quatre fois plus cher qu'à Montréal. La location d'un petit appartement, avec une seule chambre, s'élève à plus de 2000$ par mois. Et l'alcool, interdit de vente ailleurs que dans quelques bars - où l'on fait la file avant même l'ouverture à 17h -, est vendu en contrebande à des prix prohibitifs (jusqu'à quelques centaines de dollars pour une bouteille de gin).

On se demande comment les quelque 7000 habitants d'Iqaluit arrivent à se tirer d'affaire dans de telles circonstances, bien que le taux de chômage soit de seulement 5%. La moitié de la population est inuite. L'autre moitié est composée de Blancs et de bien des travailleurs étrangers. Ici, les chauffeurs de taxi sont algériens et syriens, les serveurs, mexicains et africains, et à la réception de l'hôtel Frobisher, on est accueilli par un Allemand, une Coréenne et une Philippine.

Les plus fortunés vivent dans les hauteurs du «Plateau», quartier qui surplombe la ville. C'est là que Carmen (Marie-Josée Croze) affronte Victor (Sébastien Huberdeau), le colocataire de Gilles et gardien de ses secrets, en cette journée de tournage intense. Je croise par hasard les deux acteurs en soirée, vannés, en route vers le casse-croûte de l'hôtel.

Le lendemain, le tournage se poursuit dans une maisonnette de fortune du quartier historique d'Iqaluit, près de la baie. Un vieil Inuit sculpte la pierre, impassible, interrogé par une Carmen excédée. En marge du plateau, un Inuit raconte à Sébastien Huberdeau sa sortie en mer de la veille. Il a tué un phoque et nous montre une photo magnifique d'un iceberg aux reflets bleutés. Le vent s'est levé. Le soleil a fait place aux nuages. La pluie se transforme en neige. L'été n'est pourtant pas officiellement terminé.

Un western du Nord

Avec toutes ces maisons préfabriquées érigées sur un territoire aride, on a l'impression de se trouver dans un décor du Far West. 

«C'est presque un western, confirme Benoît Pilon. Il y a quelque chose du Far North ici. Tout est plat et en plus on tourne en scope. J'aime beaucoup cette esthétique.»

Le directeur photo Michel La Veaux, sur place comme Pilon depuis près d'une quarantaine de jours, me parle lui aussi du film comme d'un western du Nord. «Il n'y a pas d'arbres, dit-il. C'est plat, tu vois à 2,5 km, et la lumière est superbe. C'est très inspirant. On travaille en anamorphique. Le paysage commande ça.»

Un esprit d'équipe très soudée règne sur le plateau. C'est souvent le cas. Ce l'est doublement dans les circonstances, et dans ces conditions difficiles propices au ralliement des troupes. 

«Avec ce genre de tournage en location, tout le monde est là, captif et volontaire, et prêt à se revirer de bord», explique Benoît Pilon, qui salue le dévouement de son équipe et la très grande collaboration des autorités locales.

A-t-il dû faire des ajustements à son scénario, pour qu'il corresponde davantage à la réalité de la population inuite? 

«Les jeunes acteurs inuits du film m'ont rassuré, dit-il. Ils m'ont dit qu'il y avait pour eux quelque chose de très juste dans ma manière de mettre en scène la relation des jeunes entre eux, et leur perception des Blancs. J'étais vraiment content. Je ne suis pas un anthropologue. Je ne connais pas les Inuits comme le fond de ma poche. J'ai écrit un scénario à partir de ma perception, de mon intuition et du peu d'expérience que j'ai de leur réalité.»

En confiance

Depuis 10 ans, Benoît Pilon a séjourné dans la région à une demi-douzaine de reprises, l'équivalent de plus de quatre mois. On le sent en confiance, sincèrement heureux d'avoir le privilège de tourner ce film auquel il a consacré cinq ans de sa vie. 

«C'est un pur bonheur de pouvoir faire mon métier, dit-il. Je me sens porté par mon film, par les comédiens. Marie-Josée a une intuition qui me surprend de jour en jour. Il n'y a pas de pattern avec elle. Il faut qu'elle se surprenne. C'est très créatif. Je profite de cet élan.»

La comédienne, rencontrée sur le plateau, lui rend la pareille: «Benoît, c'est l'un des plus grands directeurs d'acteurs que j'ai connus. Il possède vraiment sa matière. Il a une profondeur. Il sait précisément ce qu'il veut. On construit les choses ensemble. C'est quelqu'un de très intéressant et de très sensible.»

La sortie d'Iqaluit, dont le tournage doit se conclure dans les prochains jours à Montréal, est prévue à l'automne 2016.

Les frais de voyage ont été payés par l'ACPAV.

Les acteurs

Marie-Josée Croze (Carmen)

«Physiquement, c'est un rôle exigeant, dit la comédienne, prix d'interprétation au Festival de Cannes pour Les invasions barbares, qui enchaîne son quatrième film en 12 mois. Ce n'est pas un drame, c'est une tragédie! Il faut se plonger dans la souffrance du personnage. Je me laisse porter par ce sentiment-là. Après 25 ans à faire ce métier, je comprends l'impact que ça peut avoir! On ne dort pas de la même façon après une grosse journée de tournage, même si on sort de son personnage. Le corps ne fait pas vraiment la différence. Je suis très partisane de ne pas faire semblant. J'entre vraiment dans les émotions et ce sont souvent des choses assez fortes.»

Natar Ungalaaq (Noah)

«Quand un réalisateur comme Benoît a envie de travailler avec moi, j'ai envie de tout lui donner de mon côté, explique l'interprète d'Atanarjuat de Zacharias Kunuk. Mon plus grand défi, c'est de faire un film en trois langues: en français, en anglais et en inuktitut. Et de bien parler l'anglais, qui est ma langue seconde. Je ne parle pas le français!»

Sébastien Huberdeau (Victor)

«On mesure l'amplitude de l'isolement à Iqaluit. Il y a quelque chose d'inconscient qui s'installe dans le fait d'être isolé, quand on se met dans la peau de nos personnages», dit le comédien, qui incarne un collègue et colocataire de Gilles (François Papineau), chargé d'informer sa femme (Marie-Josée Croze) d'éléments mystérieux de la vie de son mari. «Je joue en quelque sorte la courroie de transmission.»

Christine Tootoo (Ani)

«J'ai appris par Facebook qu'il y avait des auditions. J'étais très nerveuse. Je n'avais jamais joué de personnage», dit la musicienne de 20 ans, originaire de Rankin Inlet, qui se spécialise dans les chants de gorge. Son oncle est le candidat libéral d'Iqaluit aux élections fédérales - et le cousin du joueur de hockey inuit Jordin Tootoo. Elle entamera en janvier des études en science politique à l'Université de Winnipeg, avec une spécialité dans les études indigènes. «J'aimerais faire une différence au Nunavut», dit-elle.

Paul Nutarariaq (Dany)

«J'interprète un chasseur qui est déchiré de l'intérieur, dit le jeune homme de 22 ans, originaire d'Igloolik. C'est un personnage que j'ai l'impression d'avoir connu. Il a une tristesse profonde enfouie

en lui. Benoît a vraiment saisi ce qu'était la vie pour les jeunes ici. Les garçons ne peuvent pas exprimer leurs émotions, alors que nous avons tous besoin de pleurer et d'exprimer notre colère. Faire ce film a été pour moi un exutoire.»