Plusieurs producteurs d'émissions jeunesse qui se sont confiés à La Presse souhaitent un assouplissement des règles interdisant la diffusion de publicité destinée aux enfants à la télévision. Qu'en pense Annie Brocoli, tête d'affiche de la télévision jeunesse depuis 17 ans?

Marc Cassivi: Plusieurs producteurs veulent autoriser la publicité destinée aux enfants à la télé. J'avais envie d'entendre ton point de vue...

Annie Brocoli: Ça fait des années que je me pose des questions là-dessus. Je te parle en tant qu'Annie Grenier, en tant que maman, productrice, animatrice. J'ai vu le déclin de l'industrie. C'est pire pour les émissions jeunesse parce que c'est là où il y a le moins de budget depuis longtemps. La Loi sur la protection du consommateur, c'est une loi que j'aime. Mais les enfants sont bombardés de publicité partout. Ce n'est pas vrai qu'ils sont épargnés. Plus jeunes, mes enfants regardaient les Pokémon et les Beyblade, qui sont en quelque sorte des publicités déguisées en émissions d'une demi-heure.

Marc Cassivi: C'est une manière détournée de faire de la publicité destinée aux enfants?

Annie Brocoli: Oui, et ça vient d'ailleurs. Dans mes rêves les plus fous, les émissions seraient payées entièrement par les gouvernements et on protégerait à 100 % les enfants de la publicité. Mais ce n'est pas réaliste...

Marc Cassivi: Ce qui me dérange, c'est de faire porter aux enfants le fardeau des difficultés de l'industrie de la télé. Je comprends que les sources de financement disparaissent. Mais ça ne me rentre pas dans la tête d'assouplir les règles pour rendre les enfants encore plus vulnérables à la publicité.

Annie Brocoli: Ma question est: «Qu'est ce qu'on fait?» On est devant une situation difficile. On est une société distincte. On a une culture à protéger, une télévision qu'on veut la meilleure pour nos enfants. Pour stimuler leur créativité, leur imaginaire. Pour leur faire écouter de la musique d'ici, dans leur langue. Produire une émission de télé pour les enfants, ça coûte cher. Je ne veux pas qu'on propose de la malbouffe à nos enfants, mais peut-on imaginer des exceptions à la loi?

Marc Cassivi: On est devant deux valeurs qui s'entrechoquent: la protection de l'enfance et celle de notre culture. On voudrait les deux...

Annie Brocoli: On veut le beurre et l'argent du beurre. Je ne sais pas comment on pourrait mettre ça en vigueur, mais serait-il envisageable de financer la créativité par la créativité? D'imaginer de la publicité positive pour un jeu éducatif ou de la musique québécoise destinée aux enfants, par exemple? Plutôt que de les laisser être bombardés par les autres...

Marc Cassivi: Je ne veux pas diaboliser les publicitaires, mais leur but est quand même de vendre de la marchandise. Il y a des études qui démontrent que les enfants sont très perméables à la publicité. Ils sont susceptibles, dès l'âge de 3 ans, d'associer des logos à des marques et de savoir quels produits les rendent plus populaires auprès de leurs amis.

Annie Brocoli: J'espère comme toi qu'il y a des alternatives. Mais la réalité, c'est que les producteurs et les diffuseurs veulent faire des émissions jeunesse et qu'ils n'en ont plus les moyens. Je l'ai vécu: je faisais le Broco Show avec pas mal de sous au début et maintenant, on fait des capsules avec presque rien.

Marc Cassivi: Pourquoi donc?

Annie Brocoli: Il y a beaucoup moins de revenus publicitaires. Les jeunes vont sur YouTube. Ils sont moins devant la télé. Il y a un impact majeur sur les créateurs. Mes enfants ont été bombardés de publicité de masse provenant de partout dans le monde. Et si on leur montrait qu'il existe autre chose que les Pokémon?

Marc Cassivi: En faisant la promotion de produits québécois...

Annie Brocoli: Oui, mais seulement ce qui est bon pour eux. Du yogourt? Des jeux qui développent le cerveau? Évidemment, ce n'est pas simple à gérer. Il faudrait s'asseoir et y réfléchir. Parce qu'on ne va quand même pas cesser de faire des émissions pour les enfants!

Marc Cassivi: Je suis d'accord avec toi pour dire que le goût de la culture québécoise se forge à un jeune âge. Moi, je suis de la génération Passe-Partout. Il y a beaucoup de préjugés sur Passe-Partout, sur sa mission éducative, mais ça a rassemblé une génération autour de la culture québécoise. C'est important, mais pas à n'importe quel prix...

Annie Brocoli: Je suis d'accord. Seulement de me poser ces questions publiquement, c'est très délicat. Mes enfants, rendus ados, m'ont reproché de les avoir surprotégés à l'enfance. Peut-être qu'en protégeant les enfants de la publicité, on les protège aussi de notre culture? De ce qui pourrait les intéresser? Moi, par exemple, je n'ai pas pu faire de publicité de mes disques ou de mes DVD. C'est pourtant de la culture québécoise...

Marc Cassivi: Pourquoi trouves-tu ça délicat?

Annie Brocoli: Je tiens à ce que les enfants aient accès à la télé jeunesse et j'ai peur qu'elle disparaisse. Mais je trouve ça délicat parce que je ne veux pas avoir l'air mercantile. L'enfance et l'argent, c'est un tabou terrible. Mais ça coûte des sous, faire une émission!

Marc Cassivi: J'ai peur que les enfants fassent les frais de tout ça...

Annie Brocoli: Ils en font déjà les frais! On laisse toute la place aux produits étrangers. À des infopubs déguisées. Alors que les enfants pourraient être informés de produits qui sont bons pour leur développement.

Marc Cassivi: Tu trouves qu'il y a quelque chose d'hypocrite à prétendre qu'on protège les enfants alors qu'ils voient de la pub partout ailleurs. Est-ce qu'on se donne bonne conscience avec notre loi?

Annie Brocoli: Oui! Plus j'y pense et plus je me dis qu'on s'est donné bonne conscience avec cette loi. Ce n'est pas vrai qu'on a protégé nos enfants en favorisant des émissions qui viennent d'ailleurs et qui sont construites autour de produits à vendre...

Marc Cassivi: La solution pour moi, ce n'est pas d'élargir la portée de la publicité, mais de revoir les règles de financement public, les crédits d'impôt, etc. De décider collectivement qu'on veut encourager davantage les productions jeunesse.

Annie Brocoli: Tu y crois vraiment? Moi aussi, j'aimerais ça vivre au pays des merveilles... On est les seuls à avoir cette loi-là au Canada. En Ontario, c'est permis.

Marc Cassivi: Oui, mais, dans certains pays scandinaves, c'est interdit comme au Québec. Et on dit qu'il s'agit des nations dotées du meilleur système d'éducation primaire au monde. Ce n'est pas parce que les Ontariens protègent moins bien leurs enfants qu'on devrait les imiter...

Annie Brocoli: Je suis d'accord. Mais favoriser la créativité chez nos enfants par des émissions d'ici, c'est leur donner la chance de se créer du bonheur. Sauf que la créativité a un prix. Stimulons nos enfants en leur montrant qu'il y a des choses bonnes pour la santé. Au bout du compte, si on est honnête, on consomme de toute façon. Donnons-nous la chance de consommer de bons produits québécois.

Marc Cassivi: Laissons surtout les parents décider! Sans marchander l'accès aux enfants. Aux États-Unis, 93 % des enfants de 3 à 5 ans sont capables de reconnaître le logo de McDo...

Justement! Protégeons-les en mettant en valeur des choses qui sont saines pour eux...

Marc Cassivi: De chez nous. J'ai compris. Tu vas peut-être finir par m'arracher un compromis!