L'humoriste Mike Ward et Jérémy Gabriel ont deux lectures opposées du jugement rendu hier par le Tribunal des droits de la personne: le premier crie à la censure, alors que le second réitère que les blagues visant son handicap n'étaient rien d'autre que des propos discriminatoires.

Atteint du syndrome de Treacher-Collins, le jeune homme de 19 ans a réagi, cet après-midi, à la condamnation de Mike Ward pour avoir outrepassé les limites de son droit à la liberté d'expression en le discriminant de façon injustifiée lors d'un spectacle donné plus de 200 fois entre 2010 et 2013.

«Je vais continuer à dire qu'il y a de la place [dans la société] pour les personnes comme moi qui désirent vivre leurs rêves sans être persécutés en raison d'une différence», a affirmé M. Gabriel, se disant soulagé à le lecture du jugement et certainement pas surpris que le clan Ward, représenté par l'avocat Julius Grey, indique vouloir porter la cause en appel.

«Je suis [heureuse] et soulagée. Ça a été difficile pour nous d'entamer la plainte, parce que nous sommes des gens qui pardonnons facilement, mais il fallait réagir. Je trouve ça difficile que Mike Ward ne comprenne pas. J'aimerais ça qu'il arrête. On veut la paix maintenant», a pour sa part indiqué sa mère, Sylvie Gabriel, réagissant au fait que l'humoriste a répété les blagues concernant son fils, hier, au festival Just For Laughs.

Un recul de la liberté d'expression?

Depuis la publication du jugement du Tribunal des droits de la personne, qui condamne Mike Ward à verser 35 000 $ à Jérémy Gabriel et 7000 $ à sa mère en dommages punitifs et moraux, les réactions fusent dans la communauté humoristique pour dénoncer ce que plusieurs qualifient d'un recul de la liberté d'expression.

«Ce jugement est terrible! L'humour, comme toutes formes d'art, est un miroir de la société. Si on ne peut plus parler de ce qui se passe dans la société, que ce soit en visant des personnes ou des événements, on a un gros problème. Mais cette problématique existe depuis le début de l'humanité: Molière et Shakespeare se sont fait ''basher'' pour critiquer la monarchie», a vivement réagi Patrick Rozon, directeur général du festival Zoofest.

Or, l'avocate Marie Dominique, qui représente la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, réfute du revers de la main cette analyse.

«Quand on fait des blagues sur un groupe de personnes, si ce qu'on dit ne vise pas un individu, il n'y a pas de problème», a-t-elle répété à plusieurs reprises, cet après-midi, au point de presse commun organisé avec Jérémy Gabriel.

«Le jugement est clair [disant que] l'humour doit se faire dans le respect de la dignité des individus. Le respect de cette dignité passe par le droit à l'égalité et par le fait de ne pas utiliser l'humour comme prétexte ou comme paravent à une conduite discriminatoire», a-t-elle poursuivi.

Selon la Commission, pour qu'il y ait une contravention à la Charte des droits et libertés, «il faut que les propos visent un individu, qu'il y ait un motif discriminatoire et que ça porte atteinte à ses droits.»

«Le jugement ne limite pas davantage la liberté d'expression. (...) C'est juste la première fois qu'un Tribunal dicte [les règles] déjà existantes aussi clairement», a dit Me Marie Dominique.

«Mike Ward a utilisé mon handicap pour faire des blagues. Il m'a utilisé pour faire des blagues sur ma mort. Tout était discriminatoire, c'est clair en écoutant ses sketches», a ajouté Jérémy Gabriel.

Le milieu est inquiet

Pour le grand patron de l'humour au Québec, le président fondateur de Juste pour rire, Gilbert Rozon, le jugement rendu par le Tribunal des droits de la personne est assurément «inquiétant».

«Je ne remets pas en question le jugement. On vit dans un état de droit et je respecte ça. (...) Mais l'autocensure est à nos portes, déjà que le ''politiquement correct'' est là pour nous encadrer», a-t-il affirmé.

«Il existe au Québec des tribunaux de droit commun. [Jérémy Gabriel et sa famille] auraient pu poursuivre Mike Ward au civil pour réclamer des dommages», a poursuivi M. Rozon, inconfortable avec le fait que cette affaire judiciaire se soit déroulée sur le terrain des droits fondamentaux et de la Charte des droits et libertés, plutôt que dans un procès au civil pour diffamation.

«Quand on arrive au Tribunal des droits de la personne, on commence à encadrer ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être dit», a-t-il déploré.

Louise Richer, directrice générale fondatrice de l'École nationale de l'humour, où Mike Ward a étudié, se questionne pour sa part sur l'élasticité morale de la société québécoise. Elle s'explique mal pourquoi une telle cause est entendue aujourd'hui, alors que d'autres procès similaires auraient pu être tenu à de multiples reprises au cours des 50 dernières années.

«Il y a deux courants antinomiques qui s'exercent parallèlement. D'une part, on repousse les limites des frontières de l'acceptable, et d'autre part on vit dans une ère de ''politiquement correct''. La présente cause est une manifestation de cette opposition», a-t-elle indiqué.

«La question à savoir si l'humour va trop loin a toujours existé. Or, cette fois-ci, on positionne le débat dans un cadre judiciaire. Sommes-nous mieux de vivre avec certains dérapages occasionnels, ou devrait-on évoluer avec des [balises légales de plus en plus contraignantes]?», s'est-elle questionnée.

Réactions des humoristes

La Presse a tenté de rejoindre plusieurs humoristes, jeudi après-midi, mais la plupart n'étaient pas disponibles pour commenter le jugement concernant Mike Ward. Quelques-uns se sont manifestés sur Twitter, pour appuyer leur collègue. Dans une déclaration écrite, l'humoriste et fou du roi à Tout le monde en parle, Dany Turcotte, a pour sa part affirmé: «Tout le monde a le droit de dire ce qu'il veut sur qui il veut, mais il doit y avoir une autocensure, encore plus quand on a une tribune. En principe, les fous du roi ne sont pas là pour frapper les plus faibles, mais bien pour ébranler le roi».