Métis et métissés, complexes et décomplexés, ruraux, urbains et internationaux, les créateurs autochtones s'imposent partout. Ils étaient au Théâtre La Chapelle, à Montréal, jeudi dernier, à la Biennale d'art contemporain autochtone samedi et seront au OFFTA à la fin du mois de mai. D'hier à aujourd'hui, de Thomas King à Natasha Kanapé Fontaine, ils sont les enfants de Louis Riel qui disait: «Les artistes rendront leur âme à mon peuple.»

KWE LE MONDE!

Daina Ashbee aurait pu choisir Hollywood. Elle y a travaillé un temps, mais la chorégraphe préfère danser en célébrant ses racines autochtones.

«J'ai déjà fait une publicité qui m'a valu 1000 $ pour une journée de travail, raconte-t-elle. J'ai fait ça pendant un an, mais je me sentais mal. Je savais que je voulais aborder des sujets plus difficiles plutôt que de vendre mon corps. Je voulais faire quelque chose d'utile dans ma vie.»

Sa chorégraphie sur les femmes autochtones disparues et assassinées, Unrelated, arrive de Mexico et s'en va en Norvège et au Royaume-Uni.

«Je peux parler de sujets difficiles en raison de ce que j'ai vécu. Je suis consciente d'être privilégiée par rapport à beaucoup d'autochtones de mon âge. Je n'ai pas connu de problèmes d'eau courante ou mangé du poisson toxique. Mais tout ça me choque profondément et j'ai envie d'en parler.»

Si penser «en dehors de la boîte» est l'expression à la mode, Daina Ashbee fait partie d'une nouvelle génération d'artistes autochtones qui a remisé les boîtes depuis longtemps. Leurs préoccupations sont celles des jeunes d'aujourd'hui: environnement, droits des femmes, pauvreté, violence, équité. Leur terrain de jeu est international. Ils parlent plusieurs langues et sont «multidisciplinaires» de nature.

«Nous, nous avions plein d'hésitations; eux, pas du tout. Ça fait plaisir à voir, explique le directeur artistique du festival Présence autochtone et fondateur de Terres en vues, André Dudemaine. C'est une belle jeunesse qui est prête à aller de l'avant et à s'exprimer. Ils savent que ce qu'ils disent a du sens pour les leurs et pour les sociétés canadienne et québécoise. Ça leur assure un élan et un dynamisme formidables.»

«En éducation, il y a cette ouverture pluriculturelle depuis quelques années. On a eu l'heureux souci d'enseigner aux jeunes de ne pas voir l'autre comme l'ennemi. On leur montre le fait d'apprécier l'autre comme une richesse. Cela a aussi des effets chez les membres des Premières Nations. La population montréalaise est beaucoup plus diversifiée que dans ma jeunesse, donc plus ouverte.»

Ils ne jouent pas les victimes ni ne s'excusent pour ce qu'ils sont. Ils ne renient pas le passé, ils s'en nourrissent. En remerciant les Alanis Obomsawin, Yves Sioui Durand et autres Joséphine Bacon d'avoir ouvert le chemin.

«Pour moi, les formes traditionnelles représentent un puits d'inspiration sans fond, dit Émilie Monnet, auteure du spectacle Tsekan et responsable du volet autochtone du prochain festival OFFTA. Mais plus de la moitié des autochtones vivent maintenant en milieu urbain, et une culture est toujours en mouvement, donc on est aussi inspirés par la culture populaire, les technologies, les médias sociaux et les nouvelles formes d'expression.»

«On ne peut plus nous mettre dans des moules. Il y a tellement d'identités plurielles autochtones. Même à l'intérieur de chaque nation, de chaque communauté. Entre Attawapiskat et Kahnawake, ce sont des réalités complètement différentes. Laissons-nous décider de notre culture en dehors des boîtes déjà toutes faites.»

Sa soeur Caroline Monnet, sculptrice et cinéaste, complète: «Je suis autochtone, mon oeuvre est autochtone. Donc, quand je crée, je n'ai pas besoin d'ajouter une référence autochtone.»

«On est passés au-delà de l'autodéfinition, on est davantage dans l'expression créative. L'identité autochtone passe par là de toute façon. J'ai grandi entre deux territoires, la France et le Québec, et je sais que ça influence mon oeuvre. Au tout début, mon travail était ancré dans une quête identitaire autochtone. De plus en plus, j'essaie d'épurer les références culturelles.»

Autochtone ou non autochtone, réserve ou hors réserve? Les jeunes artistes autochtones évitent, encore une fois, les lieux communs. La popularité de la série télé Mohawk Girls, qualifiée de «Sex and the City autochtone» et diffusée à la chaîne APTN, démontre que la vie en réserve peut mener loin. Pendant ce temps, la Cour suprême vient de reconnaître les droits ancestraux des Métis, donc même la question de l'identité - sang pur ou mêlé - devient superfétatoire.

Sujets modernes

Les thèmes abordés par cette jeune génération vont de l'identité à l'anorexie, en passant par l'environnement, la violence et l'homosexualité. Le spectacle de Waawaate Fobister, Agokwe, traitant d'une relation entre deux jeunes hommes dans une réserve, est en tournée depuis huit ans (il a été présenté à La Chapelle récemment).

«La pièce porte sur une société qui n'accepte pas les gais, ou ce qu'on appelle les bispirituels, en raison de la colonisation et de l'assimilation au Canada, soutient-il. Les personnes bispirituelles avaient un rôle et des responsabilités dans les communautés autochtones. Je veux ramener cette histoire à l'avant-plan.»

«Je ne suis pas un modèle, poursuit-il, mais les gens ont besoin de voir quelque chose de différent. J'ai contemplé l'idée du suicide. J'ai commis des tentatives. Mais j'ai décidé que j'allais être fort, que je continuerai à me battre. Pour moi et les autres. Je suis optimiste.»

«Nous sommes allés à l'école et nous avons appris la culture des Blancs, alors nous contre-attaquons. C'est une façon de dire que nous ne nous laisserons plus faire. En même temps, il est impossible de remonter le temps; nous devons vivre ensemble. C'est une situation complexe qui ne changera pas du jour au lendemain.»

Waawaate Fobister et Daina Ashbee partent de leur expérience personnelle pour aborder la vie moderne des autochtones. Daina présentera bientôt Unrelated en Europe.

«Mes racines autochtones font partie de moi. C'est toute mon enfance. Ma solution, c'était donc de créer un spectacle de danse. J'ai été témoin de beaucoup de violence plus jeune, et j'avais ça en moi. Le spectacle m'a servi de catharsis.»

L'engagement

Ces artistes sont engagés socialement et politiquement, comme leurs prédécesseurs, mais différemment. Le suicide, les conditions de vie, la drogue... Ces sujets d'actualité, ils en traitent parce qu'ils touchent tout le monde, au fond.

«On est tous responsables au Canada, pense Daina Ashbee. Tant mieux si je peux en parler à travers mon art et que ce soit écouté. On ne peut pas juste ignorer les choses et faire comme si ça n'existait pas.»

Même constat chez le romancier Joseph Boyden. Il souligne qu'il y a une foule de réserves autochtones où les choses vont bien, mais qu'encore trop de membres des Premières Nations souffrent. Il croit en l'éducation et à la mise à mort de ce relent colonialiste par excellence, la Loi sur les Indiens.

«Elle est remplie de défauts, dit-il, notamment celui d'avoir placé les autochtones sous la garde de l'État. La loi fédérale devra être changée, mais elle doit être remplacée par des accords de nation à nation comme la Paix des braves entre le Québec et les Cris. Ce n'est pas parfait, mais ça marche.»

«Nous sommes arrivés à un tournant. La Commission de vérité et réconciliation est terminée, mais ça ne veut pas dire que la réconciliation a eu lieu. Il y a encore beaucoup de chemin à faire, et l'art aide en ce sens.»

Les artistes autochtones changent. Leurs conditions de travail aussi. Le Conseil des arts du Canada vient d'injecter une somme supplémentaire de 1,8 million dans le partenariat {Ré}conciliation et dans d'autres initiatives portant sur les arts autochtones.

«Il y a encore beaucoup de résistance, conclut André Dudemaine, mais des ouvertures importantes aussi. Comme ce qu'a organisé le théâtre La Chapelle avec son Focus sur la création contemporaine des Premières Nations. Il y a 20 ans, personne ne se serait lancé dans ce genre d'aventure. Le Théâtre Denise-Pelletier [qui a présenté la pièce Muliats récemment] est un autre exemple de ces lieux institutionnels qui sont maintenant ouverts à la présentation de productions des Premières Nations.»

ART CONTEMPORAIN AUTOCHTONE: LA MONTÉE EN PUISSANCE

Éric Clément

L'art contemporain autochtone suscite un engouement sans précédent au Canada et à l'étranger. Si cet enthousiasme s'est d'abord manifesté au Canada anglais, le Québec rattrape son retard avec des artistes amérindiens de plus en plus visibles et des expositions marquantes, comme la Biennale de l'art contemporain autochtone (BACA), qui débute ce week-end à Montréal.

Fondateurs de la galerie Art Mûr, Rhéal Olivier Lanthier et François St-Jacques ont été les premiers à instaurer un rendez-vous périodique avec l'art autochtone contemporain à Montréal : ils ont créé en 2012 une Manifestation devenue Biennale de l'art contemporain autochtone deux ans plus tard.

Organisée jusqu'au 18 juin, la 3e BACA se déroule chez Art Mûr, mais aussi au musée McCord, à la galerie d'art Stewart Hall de Pointe-Claire et à la Guilde canadienne des métiers d'art.

«Révolution culturelle»

«Notre implication avec les artistes autochtones a débuté par notre collaboration avec Nadia Myre en 2011, dit Anaïs Castro, adjointe à la direction d'Art Mûr. Elle a été la commissaire de la première biennale, à travers laquelle on cherchait un moyen de soutenir les artistes autochtones à long terme.»

Nadia Myre était l'artiste idéale pour démarrer cette fête de l'art autochtone, ayant réalisé une fusion originale entre tradition et modernité.

«Dans l'univers autochtone, l'opposition entre art contemporain et art traditionnel n'a pas de sens, car l'art s'inscrit dans la continuité, dit l'artiste et commissaire autochtone de Vancouver France Trépanier. On le voit avec Nadia Myre et son travail de perlage: la facture contemporaine de son art trouve ses assises dans une tradition millénaire.»

Cette année, la BACA présente 40 artistes - dont des Inuits, pour la première fois - sous le titre Une révolution culturelle. «Le titre fait état d'un changement dans la production autochtone, dit Rhéal Olivier Lanthier. C'est une sorte de révolution que de s'approprier sa culture et de la faire revivre dans les temps modernes.»

«La BACA 2016 se demande comment on peut être autochtone après un siècle d'assimilation forcée. Le Canada peut-il se laisser influencer par les cultures autochtones? Pour ça, il faut leur faire de la place au sein de la société, notamment dans l'art contemporain», explique Anaïs Castro, adjointe à la direction d'Art Mûr.

Une mort annoncée, jamais survenue

Pour saisir la lente reconnaissance de l'art contemporain autochtone sur la scène canadienne, il faut remonter à 1951 et à la commission Massey sur les arts, les lettres et les sciences, moment charnière du développement des arts au Canada. Cette commission - qui portait le nom du premier gouverneur général d'origine amérindienne, Vincent Massey - s'est penchée sur l'art autochtone en des termes crus.

«Puisque la disparition des véritables arts indiens est inévitable, il ne faut pas encourager les Indiens à prolonger l'existence de fabrications qui apparaissent ou artificielles ou dégénérées, selon qu'on les considère d'un oeil favorable ou non. [...] Les Indiens doués de talent doivent l'exploiter à la façon des autres Canadiens», lit-on dans son rapport.

«On annonçait la mort de l'art autochtone. Il va falloir attendre 1980 pour que le Conseil des arts du Canada commence à financer un peu les artistes autochtones. Et les organismes artistiques autochtones n'apparaîtront que plus tard», indique France Trépanier.

C'est lors d'Expo 1967, avec l'exposition It's Our Country, que l'art autochtone prend son envol international. Pour la première fois, des artistes autochtones montrent leurs oeuvres contemporaines, notamment Tom Hill, Alex Janvier et Norval Morrisseau.

Pour l'artiste et enseignant Robert Houle, les années 80 ont vu émerger des artistes autochtones (dont lui!) et l'expression d'une «nouvelle esthétique» autochtone. Puis, en 1992, deux ans après la crise d'Oka, des expositions ont été organisées dans le cadre du 500e anniversaire de l'arrivée de Christophe Colomb en Amérique, notamment Indigena à Gatineau et Land, Spirit, Power au Musée des beaux-arts du Canada (MBAC).

Avec les expositions Beat Nation - présentée à Vancouver en 2012 et au Musée d'art contemporain de Montréal en 2013 - et Sakahàn, au MBAC en 2013, l'impact grandit. D'ailleurs, Sakahàn sera désormais périodique et reviendra au MBAC en 2018.

Émergence au Québec

«L'enthousiasme pour l'art autochtone contemporain est marquant ici depuis 2008, dit l'universitaire Véronique Gagnon, qui s'est intéressée aux expos collectives d'art autochtone présentées au Québec de 2008 à 2013 dans le cadre de sa maîtrise à l'UQAM. Le 400e anniversaire de Québec, la Commission de vérité et réconciliation et le mouvement Idle no more ont mis de l'avant les questions autochtones et ouvert la porte à une production qui fait qu'en 2013, il y a eu six expositions collectives d'art autochtone au Québec. C'est beaucoup.»

Depuis 10 ans, la production d'art autochtone contemporain canadien explose. Les artistes les plus reconnus sur la scène internationale sont Kent Monkman, Brian Jungen, Sonny Assu, Robert Houle, Rebecca Belmore - la première autochtone ayant représenté le Canada à la Biennale de Venise en 2005 - et Nadia Myre, qui présentera son premier solo en Europe en mai 2017.

«Ces autochtones ont une perspective sur l'art très différente des autres artistes. Le musée veut d'ailleurs faire plus d'expos solos avec des autochtones. Alex Janvier est programmé en novembre et Nick Sikkuark viendra dans quelques années. Le temps est venu d'identifier les carrières significatives d'artistes autochtones», pense Marc Mayer, directeur général du MBAC.

En tant que commissaires, des autochtones se sont aussi imposés, comme Gerald McMaster, Doreen Jensen, Clayton Windatt, France Trépanier ou encore Greg Hill, un Mohawk d'Ontario devenu, en 2007, conservateur de l'art autochtone au MBAC, où les acquisitions d'art autochtone ont augmenté depuis. «On veut avoir la collection d'art autochtone la plus importante du monde avec des oeuvres du monde entier», dit Marc Mayer.

Les conservateurs de collections privées et d'entreprises ont aussi le béguin pour l'art autochtone. Paloma Meredith, conservatrice de la collection de la Banque TD, estime que l'art autochtone contemporain représente 10 % de cette collection de 10 000 pièces. «Notre priorité est d'augmenter ce pourcentage», dit-elle.

Un retard à rattraper

Bien peu de galeries représentent des artistes autochtones contemporains au Québec. Citons celles de Nicolas Robert, Hugues Charbonneau, Simon Blais et Pierre-François Ouellette. «Pourtant, ils apportent une voix originale, dit Pierre-François Ouellette. Par exemple, Kent Monkman parle de choses sérieuses avec humour. Et les Inuits font des oeuvres très viscérales, qui viennent nous chercher, tel que Shuvinai Ashoona.»

«Le Québec accuse toutefois encore un retard par rapport à l'art autochtone contemporain, mais aussi par rapport à son enseignement et aux programmes universitaires de formation des artistes autochtones», signale France Trépanier.

Un changement d'attitude est néanmoins en cours, que ce soit dans les musées, les galeries ou sur le marché de l'art. L'artiste seaultaux Robert Houle considère l'engouement actuel avec bonheur. Il espère cependant que lui succédera une «réelle reconnaissance qui aille au-delà de la saveur du mois».

PHOTO GUILLAUME D-CYR, FOURNIE PAR LA GALERIE ART MÛR

Carrousel, 2016, de Ludovic Boney, métal, bois, encliquetage en S, 305 cm x 122 cm. Oeuvre exposée à la galerie Art Mûr jusqu'au 18 juin.