Six autres femmes affirment avoir été agressées sexuellement par Charles Dutoit au Canada, aux États-Unis et en France, dont une musicienne qui allègue que le chef d'orchestre l'a violée en 1988.

Ces femmes disent avoir été outrées lorsque Charles Dutoit a nié les allégations relatées dans un article de l'Associated Press (AP) publié le mois dernier concernant quatre cas présumés d'agressions sexuelles. Les nouvelles présumées victimes disent vouloir aussi montrer l'étendue du comportement inapproprié du chef d'orchestre tout au long de sa carrière internationale.

Ces six femmes allèguent que le chef d'orchestre d'origine suisse les a agressées à Montréal, à Paris et aux États-Unis sur une période de quatre décennies, à partir de la fin des années 1970.

Par l'entremise de son avocat, Charles Dutoit a nié «catégoriquement et complètement» ces nouvelles accusations, et il s'est dit particulièrement horrifié que quelqu'un l'accuse de viol.

Huit orchestres d'envergure ont rompu leurs liens avec lui et au moins deux ont lancé leur propre enquête depuis les allégations de décembre.

Le chef d'orchestre, qui a épousé la violoniste Chantal Juillet en 2010, a été directeur artistique de l'Orchestre symphonique de Montréal de 1977 à 2002. Il a démissionné en 2002 après que la Guilde des musiciens et des musiciennes du Québec eut déploré un comportement offensant et une absence totale de respect pour les musiciens.

La femme qui accuse le chef d'orchestre de l'avoir violée affirme que les gestes ont été commis au moment où elle travaillait avec M. Dutoit dans un orchestre sur la côte est des États-Unis. L'AP ne publie pas les noms des gens qui disent avoir été victimes d'agression sexuelle sans leur autorisation et, afin de protéger l'identité de la personne dans ce cas, l'AP ne dévoile également pas l'instrument dont cette personne jouait, l'orchestre dans lequel elle oeuvrait, ni la ville où l'agression aurait eu lieu.

Trois de ses collègues au sein du même orchestre ont affirmé à l'AP que la femme s'était confiée à eux à la suite de l'agression présumée.

L'une des femmes qui se sont récemment manifestées a dit à l'AP que l'Orchestre symphonique de Boston était au fait du comportement du réputé chef d'orchestre et n'avait pas agi. L'orchestre a dit ne pas avoir reçu de plaintes antérieures contre M. Dutoit, un chef invité régulièrement à diriger l'Orchestre symphonique de Boston depuis 1981.

La soprano québécoise Pauline Vaillancourt, la musicienne de Montréal Mary Lou Basaraba, la soprano française Anne-Sophie Schmidt, la pianiste Jenny Q. Chai et Fiona Allan, directrice du Birmingham Hippodrome Theatre en Angleterre, sont les cinq autres femmes ayant affirmé avoir été agressées sexuellement par Charles Dutoit au Canada, aux États-Unis et en France.

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La musicienne qui accuse Charles Dutoit de viol était alors âgée de 28 ans et passait une audition pour un orchestre au début de l'année 1988 alors que celui-ci était chef d'orchestre invité. Elle raconte qu'ils logeaient dans le même hôtel et qu'ils avaient pris l'ascenseur ensemble pour se rendre dans leur chambre respective, sur le même étage.

«Dès que je suis entrée dans ma chambre, le téléphone a sonné. C'était le maestro Dutoit», se souvient-elle.

Elle avait déjà entendu des rumeurs sur les comportements inappropriés du chef d'orchestre, mais affirme ne pas y avoir pensé lorsque M. Dutoit lui a dit que sa valise était brisée et lui a demandé si elle avait un certain outil que les musiciens utilisent parfois pour réparer leurs instruments. Il l'a invitée à entrer lorsqu'elle est venue lui apporter l'outil à sa chambre, dit-elle, en lui offrant d'abord un verre, qu'elle a refusé. Après seulement quelques minutes, il s'est jeté sur elle, affirme-t-elle.

«Il s'est approché de moi et a tenté de m'embrasser, et il tenait ma tête si fermement qu'il a arraché ma boucle d'oreille», rapporte la musicienne, aujourd'hui dans la cinquantaine. «Il m'a plaquée au mur en me tenant par les poignets et m'a poussée sur le lit.»

«En une fraction de seconde, il avait baissé son pantalon et il était à l'intérieur de moi avant même que j'aie pu cligner des yeux», affirme-t-elle. Elle se rappelle avoir commencé à pleurer, lui avoir dit d'arrêter et qu'elle était mariée, mais cela n'a fait aucune différence.

Lorsqu'elle a laissé échapper qu'elle n'utilisait pas de méthode contraceptive, il l'a rapidement poussée vers la porte, allègue-t-elle. «Je vais trouver des condoms et je vais revenir», lui aurait-il dit.

L'AP a discuté avec deux musiciens de sexe masculin qui affirment que la femme s'est confiée à eux immédiatement après l'incident allégué. L'un d'eux se souvient qu'elle craignait d'être seule et qu'il lui avait servi de chaperon lors de concerts subséquents. L'autre a dit lui avoir conseillé de porter plainte à la police, mais qu'elle ne l'avait pas fait. «J'avais tellement peur de ne plus jamais pouvoir jouer», a-t-elle expliqué à l'AP.

Un troisième homme qui s'est joint au même orchestre qu'elle après l'agression alléguée a déclaré qu'il avait su pendant des années que quelque chose s'était produit avec Charles Dutoit, mais qu'il en avait appris les détails il y a une dizaine d'années.

Ces trois hommes se sont exprimés sous le couvert de l'anonymat pour protéger l'identité de la musicienne, et aussi parce qu'ils travaillent toujours comme musiciens professionnels et craignent de faire l'objet de représailles dans le milieu.

La soprano française Anne-Sophie Schmidt était âgée de 31 ans, en mai 1995, lorsque M. Dutoit a, selon elle, commencé à la prendre à partie. Elle interprétait le premier rôle féminin dans la production de «Pelleas and Melisande» de Debussy, pour laquelle M. Dutoit dirigeait l'Orchestre national de France à Paris.

Le chef d'orchestre se proposait de la ramener chez elle dans sa voiture avec chauffeur, puis aurait commencé à lui laisser des messages sur sa boîte vocale en lui disant qu'elle était «merveilleuse» et qu'il la désirait, relate-t-elle. Elle affirme qu'il s'est mis en colère lorsqu'elle a fait fi de ses avances et qu'il a commencé à l'humilier devant les autres musiciens de l'orchestre - une tactique mentionnée par d'autres femmes dans des entrevues avec l'AP.

Lors d'une répétition générale au Théâtre des Champs-Élysées, Mme Schmidt soutient s'est retrouvée seule dans un corridor avec le chef d'orchestre.

«Il est sorti de sa loge et s'est jeté sur moi, m'a poussée contre le mur et a commencé à mettre ses mains partout sur mon corps, sur ma poitrine, entre mes cuisses. Il m'a forcée à l'embrasser. J'ai combattu, et je l'ai repoussé», dit Mme Schmidt, qui s'est retirée du milieu de l'opéra, en entrevue téléphonique depuis le sud de la France.

Peu après la fin de la tournée, affirme-t-elle, M. Dutoit l'a larguée de futurs concerts à travers le monde.

Deux amis de Mme Schmidt ont indiqué à l'AP qu'elle leur avait décrit ces épisodes il y a plusieurs années.

L'un d'eux, un avocat établi à Paris, affirme que Mme Schmidt lui a dit que M. Dutoit voulait «avoir une relation sexuelle avec elle, qu'elle a refusé, et qu'il a annulé tous leurs concerts». L'avocat, qui travaille dans l'industrie de la musique, a demandé de ne pas être identifié par crainte de représailles.

L'autre amie, Suzanne Delorme, s'est rappelé que Mme Schmidt lui avait dit que M. Dutoit avait fait preuve de harcèlement à son endroit, l'avait humiliée durant des répétitions et l'avait à un moment «coincée et avait mis ses mains partout sur son corps».

«Lorsque j'ai lu ce que disaient les autres femmes, comment il les avait piégées contre un mur, c'est exactement ce qu'il m'a fait», affirme Mme Schmidt.

AP

Anne-Sophie Schmidt en 1995.

La chanteuse et actrice Mary Lou Basaraba avait la jeune vingtaine lorsque l'Orchestre symphonique de Montréal (OSM) lui a demandé de réaliser une entrevue avec M. Dutoit pour son magazine maison, à l'hiver 1977-1978, soutient-elle. On lui a dit alors que M. Dutoit avait expressément demandé que ce soit cette jeune journaliste qui mène l'entrevue, chez lui.

Quelques minutes seulement après son arrivée, M. Dutoit se serait jeté sur elle en l'embrassant et en lui touchant les seins et l'entrejambe. «C'était totalement non sollicité, tellement grossier», raconte Mme Basaraba, aujourd'hui chef de choeur pour la Philharmonique de Californie et pour l'Orchestre Golden State Pops.

La jeune femme a alors repoussé M. Dutoit et lui a rappelé qu'elle était là pour travailler, raconte-t-elle. Le chef l'a ensuite escortée jusqu'à un taxi et lui aurait dit: «Je vous trouve très charmante. J'aimerais bien que vous deveniez la femme de ma vie pendant mes séjours à Montréal».

L'ex-mari de Mme Basaraba, le chef d'orchestre Clyde Mitchell, jouait du cor français sous la direction de Charles Dutoit au sein de l'OSM. Il se souvient que Mary Lou Basaraba lui a déjà raconté que le chef d'orchestre «l'avait agressée sur le canapé de son appartement».

Une amie, Nancy Newman, a aussi témoigné que Mme Basaraba lui avait raconté, il y a des années, que Charles Dutoit «lui courait après dans la pièce» et «lui avait demandé de devenir sa maîtresse».

Des années plus tard, en 1991, lorsque M. Dutoit dirigeait l'orchestre de l'Opéra de Los Angeles, il aurait appelé Mme Basaraba a deux reprises un jour de concert en lui demandant de venir le voir à sa chambre d'hôtel après le spectacle. Mme Basaraba n'y est jamais allée, dit-elle aujourd'hui.

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Mary Lou Basaraba en 2016.

La soprano québécoise Pauline Vaillancourt affirme à l'AP que M. Dutoit aurait tenté de se jeter sur elle en mars 1981 après l'avoir invitée à un repas pour «discuter de travail» à la suite d'une prestation comme soliste avec l'OSM.

Alors qu'il la ramenait chez elle, soutient-elle, il a garé la voiture dans un endroit sombre, aurait touché ses seins et ses cuisses et lui aurait demandé de l'accompagner dans sa chambre. Elle affirme à l'AP qu'elle l'a repoussé et a insisté pour qu'il la ramène chez elle.

«Lorsque j'ai ouvert la portière de la voiture pour retourner chez moi, il m'a dit: "J'ai besoin de cela après un concert. J'ai besoin qu'une femme revienne à la maison avec moi." Il l'a dit comme s'il était furieux que je lui aie refusé quelque chose dont il avait besoin», souligne-t-elle.

Le frère de Mme Vaillancourt affirme que sa soeur lui a parlé de l'incident le jour suivant. M. Dutoit lui avait «touché les seins et avait signifié clairement que si elle voulait poursuivre sa carrière, cela l'aiderait d'être plus coopérative avec lui, ce qu'elle a décliné», dit Jean-Eudes Vaillancourt, pianiste, chef d'orchestre et professeur de musique classique à l'Université de Montréal.

À la lumière de la multiplication des allégations contre M. Dutoit, Pauline Vaillancourt, aujourd'hui âgée de 72 ans, s'est demandé: «Est-ce que cela veut dire qu'il a fait cela à quelqu'un après chaque concert?»

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Pauline Vaillancourt

La pianiste Jenny Q. Chai, aujourd'hui âgée de 34 ans, dit avoir rencontré M. Dutoit par hasard après un concert de l'Orchestre de Philadelphie au début des années 2000. Mme Chai s'était rendue en coulisses en espérant rencontrer la réputée pianiste Martha Argerich, l'une des ex-conjointes de M. Dutoit, mais a plutôt été accueillie par le chef d'orchestre. Selon le récit de la jeune femme, M. Dutoit lui aurait parlé, avant de se pencher sur elle, de l'embrasser sur les joues et sur les lèvres et de tenter de mettre sa langue dans sa bouche tout en lui faisant des attouchements.

Fiona Allan, aujourd'hui âgée de 50 ans, affirme pour sa part que M. Dutoit l'aurait poussée contre le mur et aurait mis ses mains sur ses seins au moment où elle lui apportait des documents dans sa loge dans le cadre d'un stage en 1997 au festival Tanglewood, événement estival de l'Orchestre symphonique de Boston.

Mme Allan, aujourd'hui directrice du Birmingham Hippodrome Theatre en Angleterre, affirme s'être enfuie de la loge pour se retrouver devant Ray Wellbaum, à l'époque directeur de l'Orchestre symphonique de Boston. Celui-ci lui aurait dit que des responsables avaient reçu des plaintes concernant M. Dutoit de la part d'autres femmes, et il l'aurait prévenue de ne pas se trouver seule avec lui dans sa loge.

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Jenny Q. Chai

«J'ai dit: "Il est trop tard. J'y suis déjà allée"», se souvient Mme Allan.

Les allégations de ces deux femmes avaient d'abord été relatées sur le blogue de musique classique Slipped Disc.

Un ami, qui est aussi pianiste, dit se souvenir de visites de Jenny Q. Chai en 2000 et 2001, lors desquelles elle lui aurait dit qu'elle avait essayé de voir Martha Argerich en coulisses après un concert et que M. Dutoit aurait «tenté de l'embrasser sur les lèvres avec sa langue sortie devant tout le monde». L'ami a demandé de ne pas être identifié, car il travaille encore dans le secteur.

Chris Stafford, directeur du théâtre Curve à Leicester, en Angleterre, affirme que Mme Allan lui a dit en 2015 que M. Dutoit lui aurait fait des attouchements dans sa loge durant le festival Tanglewood.

L'Orchestre symphonique de Boston a été le premier orchestre à annoncer qu'il rompait ses liens avec M. Dutoit, disant aussi faire appel à un cabinet d'avocats pour enquêter sur les allégations de Mme Allan.

L'Orchestre a indiqué que M. Wellbaum avait pris sa retraite en 2016. Il n'a pas répondu à un message laissé à son domicile pour lui demander de commenter les allégations.

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Fiona Allan