Pour célébrer le 375e anniversaire de Montréal, Kent Nagano a décidé de provoquer une rencontre entre le jeune compositeur montréalais Samy Moussa et le studio de création multimédia Moment Factory. Petite histoire d'un projet audacieux.

L'intention

C'est très rare de nos jours, au Québec et au Canada, qu'un orchestre commande une oeuvre d'une quarantaine de minutes, nous avait dit le compositeur montréalais Samy Moussa dont la Symphonie no 1 Concordia sera créée par l'Orchestre symphonique de Montréal (OSM) à la Maison symphonique le 31 mai et les 1er et 2 juin.

«C'est rare partout, même en Europe», a renchéri Kent Nagano quand nous l'avons rencontré à son bureau la semaine dernière.

Plusieurs idées avaient été lancées dans les bureaux de l'OSM pour célébrer le 375e anniversaire de Montréal, mais son directeur artistique ne voulait pas se contenter d'inviter un soliste renommé ni une vedette pop au cachet faramineux.

«Je voulais quelque chose qui va durer pour que quand, dans 100 ans, on fêtera le 475e anniversaire de Montréal, on ait quelque chose que l'OSM aura laissé derrière lui.» 

«Il fallait donc commander quelque chose de nouveau, poursuit-il. Je voulais avoir une symphonie et je tenais également depuis longtemps à travailler avec Moment Factory. On a donc profité de cette grande occasion, le 375e anniversaire de Montréal, pour essayer de créer une oeuvre qui ne respecte pas tout à fait le statu quo, pas plus dans la forme que dans la structure, que je voulais plus souple. On va voir si c'était une bonne idée ou pas», dit Kent Nagano en riant.

Oui, le mariage de la première symphonie du compositeur montréalais de 32 ans, établi en Allemagne depuis 10 ans, et de l'habillage visuel créé par le studio Moment Factory est un pari audacieux, reconnaît Kent Nagano.

«L'exemple que je donne, c'est celui du Sacre du printemps, oeuvre créée pour un ballet, mais qui, évidemment, a sa propre vie indépendamment du ballet. C'est très spécial de faire appel au talent montréalais pour fêter Montréal. On n'était pas obligés de faire ça, mais je croyais que c'était le genre de célébration dont on se souviendrait.»

Photo DAVID BOILY, Archives LA PRESSE

En mars 2016, Kent Nagano a annoncé en conférence de presse que l'OSM avait commandé une oeuvre originale au compositeur Samy Moussa pour célébrer le 375e anniversaire de Montréal.

La prise de contact

Kent Nagano avait commandé quatre oeuvres à Samy Moussa depuis qu'il avait fait sa connaissance sur la recommandation du directeur du conservatoire de Munich où le jeune Montréalais étudiait la composition: deux intermezzi, une courte pièce pour l'inauguration du Grand Orgue Pierre-Béique - un «petit chef-d'oeuvre», affirme Nagano, que l'OSM jouera à Carnegie Hall le 18 octobre et, probablement, au cours d'une éventuelle tournée européenne - et la pièce Nocturne créée en 2015.

C'est à ce protégé, dont il apprécie la «voix très personnelle», la technique solide et l'attitude quand on lui lance un défi, qu'il a confié la composition d'une symphonie pour le 375e anniversaire de Montréal.

«La première impulsion, c'était en 2014, je crois, raconte Samy Moussa. Kent voulait une pièce longue, quelque chose de symphonique. J'avais écrit un opéra, mais je n'avais jamais composé une pièce symphonique pour orchestre si longue. C'était un peu la première idée. Ensuite, l'anniversaire de Montréal, c'était l'occasion de faire en sorte que le projet puisse se réaliser. Je n'ai pas tout de suite accepté parce que composer une oeuvre pour célébrer quelque chose, c'est compliqué, à moins que ça vienne du compositeur. Kent m'a vraiment convaincu quand il m'a dit: "Peu importe ce que tu vas écrire, ça va célébrer Montréal de toute façon. Sens-toi à l'aise, fais ta musique."»

Samy Moussa a su que le studio multimédia montréalais Moment Factory serait de l'aventure au moment où on lui a appris que sa symphonie serait associée au 375e anniversaire de Montréal.

«Ce qui m'a le plus freiné, c'est plutôt l'aspect visuel que le thème de Montréal, avoue-t-il. Ça m'a vraiment posé des problèmes, mais j'ai accepté parce qu'on m'a présenté les choses d'une certaine façon, on m'a montré certains travaux de ce studio.»

Kent Nagano tenait à travailler avec Moment Factory. Il avait entretenu une conversation avec les gens du studio après avoir été ébahi par l'originalité de l'installation Mégaphone sur la façade du pavillon Président-Kennedy de l'UQAM, tout près des bureaux de l'OSM, en 2013. L'année suivante, le maestro s'est rendu à Coaticook visiter Foresta Lumina, un autre projet de Moment Factory auquel participait la réalisatrice multimédia Marie Belzil, devenue depuis responsable de l'habillage visuel de la symphonie de Samy Moussa.

«On a tout de suite senti l'intérêt de Kent Nagano et une similarité de vision entre lui et nous. Il fallait qu'on travaille ensemble», se souvient la jeune femme qui, à l'époque, ne savait pas qu'elle collaborerait à une création de l'OSM.

Inspiré par les gens

De son côté, Samy Moussa a trouvé une façon d'aborder sa création qui lui assurerait une entière liberté.

«Plus que le 375e anniversaire, ce qui m'a vraiment inspiré, c'est le territoire, quelque chose qui a toujours été là et qui sera là également, on l'espère, dans l'avenir, dit-il. En fait, plus que le territoire, c'est les gens. Donc j'ai mis la date de côté tout de suite et ça m'a ouvert l'inspiration. C'est vraiment une symphonie pour Montréal, de Montréal. Pour moi, il y a évidemment un attachement émotionnel, un attachement familial à des quartiers, à des lieux. C'est mon rapport à la ville et, ensuite, mon rapport à ma pièce.»

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, Archives LA PRESSE

Le compositeur Samy Moussa a hésité avant d'accepter le projet que lui proposait Kent Nagano. «Kent m'a vraiment convaincu quand il m'a dit: "Peu importe ce que tu vas écrire, ça va célébrer Montréal de toute façon. Sens-toi à l'aise, fais ta musique."»

La démarche

Samy Moussa était un peu craintif quand elle l'a rencontré pour la première fois, en mars 2016, se souvient Marie Belzil.

«Je lui ai expliqué un peu ma vision des choses, raconte la créatrice de Moment Factory. Les pastiches historiques, ça fait longtemps qu'on en a fait, on est rendus ailleurs. Même si c'était une commande pour célébrer Montréal, ça n'allait pas raconter la grande ni la petite histoire de Montréal, ça allait évoquer l'âme de Montréal. Ça l'a tout de suite rassuré.»

«Marie m'a exposé la façon dont elle voulait structurer la pièce et ce qui était vraiment fascinant, c'est qu'on avait eu tous les deux sans se parler cette idée des éléments [l'eau, l'air, le feu, la terre], se souvient Samy Moussa. J'ai eu confiance parce qu'elle a compris que ça devait avoir une certaine abstraction et une certaine profondeur.»

Lesdits éléments n'étaient que des titres de travail que n'illustrent pas vraiment ses mouvements, des balises pour que Moment Factory commence à travailler, tient à préciser le compositeur: «Ils n'ont pas la même culture musicale, donc il fallait exprimer ça avec des mots.»

«La difficulté pour moi, c'était de rentrer un peu dans la partition, de comprendre, explique Marie Belzil. On parle des langues complètement différentes. Je me disais qu'on pourrait s'entendre sur une courbe émotive, mais Samy ne me parlait pas en émotions, il me parlait en vitesses: allegro ci, allegro ça.» 

«Il y a des choses que j'ai jetées sur la table qui se sont mariées parfaitement une fois que la musique est arrivée, d'autres, pas du tout... Mais la musique, c'est sûr qu'elle est plus forte. C'est elle qui raconte.»

Samy Moussa lui a envoyé les maquettes de sa symphonie mouvement par mouvement, d'octobre à février derniers. Chez Moment Factory, où le compositeur s'est même installé pour terminer son travail, on lui a montré des images, des extraits de poèmes, des scénarios-maquettes.

«J'ai vu des choses que j'ai trouvées très belles, mais je ne sais pas vraiment ce que ça donnera», nous a-t-il dit.

L'âme de Montréal

«Si on avait voulu prendre la musique à l'état pur, on ne serait pas venu nous chercher, convient Marie Belzil. On veut toujours que la musique reste le personnage principal, mais on est Moment Factory et notre instinct c'est de créer des images fortes. Oui, j'attire l'attention dans le visuel, mais ça a toujours un lien intime avec la pulsion de la musique [...]. Au sein de Moment Factory, on fait des choses extraordinaires, mais on est toujours dans l'entertainment, donc on ne voyage pas trop dans la noirceur, on l'évite. J'ai dit à Samy que je trouvais sa musique dark par bouts. "Oui, m'a-t-il répondu, mais si on fait l'âme de Montréal, il faut que ça soit viscéral."»

Pour mieux décrire l'âme de Montréal, Marie Belzil a donc fait appel à l'auteure Hélène de Billy avec qui elle a plongé dans l'univers des poètes québécois comme source d'inspiration des symboles visuels qu'elle allait créer. Un extrait du poème Aurore de minuit aux yeux crevés de Claude Gauvreau sera projeté pendant le concert.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Marie Belzil, créatrice de Moment Factory.

À quoi peut-on s'attendre?

La semaine dernière, Kent Nagano était plongé dans l'étude de la partition volumineuse de Samy Moussa qu'il avait reçue une dizaine de jours plus tôt. La première des quatre répétitions et deux générales de cette création a eu lieu samedi.

«Samy explore le passage entre la lumière et l'ombre beaucoup plus qu'il ne l'a fait auparavant, c'est beaucoup plus audacieux, commente le maestro. Par moments, c'est audacieusement lyrique. Aujourd'hui, malheureusement, si on écrit vraiment de manière lyrique, on s'expose à être très sévèrement critiqué. C'est un peu trop tôt pour en dire plus, mais c'est une oeuvre majeure.»

Un autre projet avec Moment Factory

Le chef d'orchestre n'avait aussi que des éloges pour Moment Factory, qui signe l'habillage visuel des trois concerts.

«C'est la quatrième fois que je collabore avec Samy, donc, évidemment, je crois en lui, mais c'est une première collaboration avec Moment Factory et c'est tellement fort qu'on a déjà un nouveau projet commun. J'adore la façon dont ils travaillent, ils sont vraiment très sérieux. Jusqu'ici, on est toujours allés chez eux, mais la prochaine fois, ça va se faire chez nous [à la Maison symphonique] et ça va être un grand moment.»

Kent Nagano nous avait dit que dans ce genre d'aventure, il fallait parfois lâcher prise pour laisser s'exprimer la créativité des partenaires. À la demande de Moment Factory, il a même consenti à porter un bracelet qui va capter ses mouvements de chef d'orchestre et les convertir en un élément visuel.

«Normalement, quand je dirige, j'enlève même ma montre, alors ça sera la première fois que je porte un bracelet», dit le maestro en rigolant.

Moment Factory habillera environ la moitié du concert, précise Marie Belzil.

«Il y a des moments plus abstraits et d'autres où on verra des images plus reconnaissables.» 

«Il peut y avoir deux minutes de folie visuelle suivies d'une suspension, juste pour amplifier l'émotion. Tout est dans le dosage.»

«Mais le visuel, ce n'est pas toujours des projections [notamment sur un rideau de cordes], c'est aussi de l'éclairage, la mise en lumière de l'orchestre, ajoute-t-elle. Parce que les musiciens sont sur scène, ils font partie du paysage, contrairement à l'opéra où on les cache. Parfois, on va même éclairer le public. Ce sera un spectacle immersif.»

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Les représentations pour La Symphonie montréalaise des 31 mai, 1er et 2 juin à la Maison symphonique affichent déjà COMPLET mais il sera possible de visionner gratuitement le concert en direct et en différé sur OSM.CALa Symphonie montréalaise sera également diffusée intégralement en direct sur ICI MUSIQUE (100,7 à Montréal) et ICIMUSIQUE.CA le mercredi 31 mai à 20 h. La captation télévisuelle de ce concert sera diffusée en primeur à la télévision sur ICI ARTV le jeudi 8 juin à 21 h, et en rappel le vendredi 9 juin à 20 h et le dimanche 11 juin à 18 h.

Photo fournie par Moment Factory

Marie Belzil (à droite) présente à Kent Nagano et Marie-Josée Desrochers, chef de l'exploitation de l'OSM, l'avancement du projet visuel lors d'une rencontre chez Moment Factory en janvier dernier.