Début janvier, un orchestre londonien proposait un concert «immersif» avec textures, goûts et odeurs. Selon certains, cette nouvelle approche pourrait permettre d'aller chercher un nouveau public. Mais attention aux abus, souligne le pianiste Alain Lefèvre, lui-même amateur de parfums.

Ça sent quoi, du Debussy?

La question peut sembler bête, posée comme ça: tout le monde sait que la musique est conçue pour les oreilles et non pour le nez.

Mais elle était cruciale début janvier à Londres, lorsque l'Ensemble Phaedrus a interprété le Quatuor pour cordes en sol mineur du célèbre compositeur français.

Le concert, en effet, ne se contentait pas d'être musical.

Pendant toute la durée de la performance, l'auditoire avait les yeux bandés et se voyait proposer différents stimuli faisant appel au toucher, au goût, à l'odorat: «scratch and sniff» au début du concert, boissons gazeuses pendant le 2e mouvement, textures de soie parfumée au mouvement suivant, chatouilles sur le bras pendant le solo de violon, on en passe...

Mais cette expérience immersive, inspirée de la synesthésie (un phénomène neurologique dans lequel deux ou plusieurs sens sont associés) semble avoir connu un franc succès.

Dans un article paru au lendemain du concert, le vénérable Guardian parle d'une soirée fort «divertissante» et raconte que le public était continuellement sur la pointe des pieds, en attente de la prochaine «sensation».

On entend d'ici hurler les puristes.

Mais pour certains, voilà exactement le genre de projet dont la musique classique a besoin si elle veut attirer un nouveau public, plus jeune et plus avide de sensations.

Ça sentait peu à Montréal

L'idée d'associer la musique aux sens n'est pourtant pas si neuve. À tout le moins pour l'odorat.

Claude Debussy aurait écrit un certain nombre de textes sur la question. Chopin était un grand amateur de fragrances et «sentait», dit-on, à des kilomètres à la ronde, parce qu'il trempait ses gants dans du parfum.

Il y a 100 ans, le compositeur russe Alexandre Scriabine a pour sa part créé une oeuvre «son et lumière» (Prométhée: le poème du feu) qui devait inclure un orgue à couleurs et des odeurs.

L'oeuvre fut rarement jouée de son vivant. Et, sauf erreur, jamais avec les odeurs.

Mais il y a trois ans, elle a été reprise par l'OSM et le pianiste Alain Lefèvre, avec la collaboration des parfums Guerlain.

Pendant que l'orchestre s'exécutait et que des projections de couleurs inondaient la scène, les fragrances se répandaient dans la salle Wilfrid-Pelletier.

Succès mitigé, se rappelle notre éminent collègue Claude Gingras, qui n'avait guère été impressionné par ce flamboyant concept: «On n'a jamais rien senti. Pour moi, ils n'avaient ouvert qu'une seule bouteille», dit-il, sarcastique.

Alain Lefèvre admet que ce fut une semi-réussite. Mais il n'en demeure pas moins fier de son coup. «La salle était grande et les diffuseurs n'étaient pas assez puissants», dit le pianiste, qui avait initié ce projet un peu particulier. «Mais nous avons été les premiers à le faire.»

Avec un grain de sel

Grand amateur de parfum, Lefèvre a toujours cru au mélange des odeurs et de la musique.

Il se dit particulièrement fasciné par les théories de Scriabine, elles-mêmes inspirées par le philosophe Gurdjieff et les mouvements spiritistes du début du XXe siècle.

«Pour lui, chaque note égalait à une couleur, qui égalait à une odeur», résume le musicien.

Mais encore faut-il exploiter ce concept avec discernement, ajoute-t-il, sinon on risque de tomber dans le vulgaire coup d'éclat publicitaire.

«Je l'ai fait avec Scriabine parce que l'oeuvre le commandait. Ça se tenait intellectuellement. Mais ce n'est pas quelque chose qu'il faut faire systématiquement. Sinon, ça devient une gimmick», conclut le pianiste.

«Ce concert à Londres dont vous me parlez, ce n'est pas complètement fou.. Mais, à mon avis, c'est à prendre avec un grain de sel...»

Qui sent quoi, selon Alain Lefèvre

Bach: «Lavande. Parce que c'est une musique de la terre qui aspire au ciel.»

Mozart: «Rose de Bulgarie»

Chopin: «La fève Tonka. Une odeur très sensuelle.»

Tchaïkovski: «Le musc, parce qu'il y a quelque chose de troublé chez lui et que cette odeur n'est pas facile à porter. Musc et un peu de patchouli..»

Ravel: «Quelque chose de désincarné, une odeur citronnée. La mandarine de Sicile, tiens.»

Stravinski: «Ah! Là, c'est plus difficile. Je ne m'aventure pas avec lui.»

André Mathieu: «Chocolat. Genre Thierry Mugler et ses parfums bonbons. Pourquoi du sucré? Parce que Mathieu était un gourmand de la vie à qui on a enlevé ses bonbons.

Les Beatles: «Muguet. Une odeur de joie de vivre.»

Metallica: «Le métal se rapproche parfois de Bach, alors je vais dire: lavande encore. Mélangé avec vanille. Ça fait bizarre, mais c'est ce que je pense.»

Liberace: «Pour celui-là, je m'abstiens aussi!»