Se retrouver sur une liste d'écoute sur Spotify ou Apple Music peut changer bien des choses dans la carrière d'un artiste en l'exposant à des millions d'auditeurs. Résultat: les créateurs de ces listes se retrouvent avec un pouvoir énorme. Contrôlent-ils ce que vous écoutez? Portrait d'un nouveau modèle.

«Si tu n'es pas sur une playlist, t'es mort», caricature Louis-Armand Bombardier, patron du label montréalais L-Abe, qui représente des artistes comme Marc Dupré, Betty Bonifassi et The Lost Fingers.

«Une playlist te donne beaucoup plus de rendement. Or, elle dépend d'un curateur, qui ne peut pas tout mettre et qui doit faire des choix. Comme les directeurs musicaux des radios», illustre-t-il.

Spotify compte plus de deux milliards de listes d'écoute. Certaines sont créées par les utilisateurs, d'autres par des algorithmes, mais les plus populaires sont constituées par des employés de Spotify qu'on appelle des curateurs.

Les curateurs ont un rôle énorme. Ils ont le pouvoir de mettre un artiste moins connu du grand public sur une liste d'écoute qui compte 200 000 abonnés, mais peuvent aussi le bouder.

«C'est devenu une grosse game de playlist», nous disait récemment Emmanuelle Proulx du groupe indépendant Men I Trust, qui cumule des millions d'écoutes sur Spotify, au point d'en tirer des revenus importants.

L'homme à connaître

Depuis septembre dernier, Guillaume Moffet est en poste chez Spotify à Toronto. On lui doit de nombreuses listes d'écoute avec du contenu québécois. Disons qu'il a du pouvoir et qu'il est très sollicité.

En entrevue avec La Presse, l'ancien de Voir et de la SOCAN confirme que son mandat est notamment de « revamper l'offre de contenu francophone ».

Sa tâche principale: faire des listes d'écoute et les adapter à la demande. «Je suis exposé à 25 heures de nouvelle musique par semaine», précise-t-il.

Quelle pièce est choisie et pourquoi? Il n'y a pas de ligne éditoriale. 

«J'ai été engagé pour mes connaissances en musique. On ne m'impose pas de ligne éditoriale. On met de l'avant ce que les utilisateurs vont apprécier. Chaque liste est comme une niche. On les façonne selon les réactions des auditeurs.»

Avec ses collègues de partout dans le monde, il peut inciter à une écoute, mais pas la forcer. Les curateurs sont en quelque sorte les directeurs musicaux de multiples stations de radio. «En prenant le pouls de l'auditoire en 24 heures», ajoute-t-il.

Spotify demande à ses curateurs de suivre leur instinct (guts), mais aussi de valider avec les chiffres d'écoute (le data). «Ce sont les utilisateurs qui décident à la fin», fait valoir Guillaume Moffet.

Spotify permet de s'adapter rapidement aux tendances. «Le hip-hop français ne joue pas à la radio. Nous sommes fiers de soutenir ce genre-là», affirme Guillaume Moffet.

Ce dernier peut bâtir une liste d'écoute en quelques minutes. Le soir de l'annonce de la mort de Patrick Bourgeois, il assistait à un concert du pianiste Jean-Michel Blais, mais il a décidé de rentrer au travail pour bâtir une liste d'écoute inspirée des BB.

La semaine dernière, il a lancé la liste QuéPop, qui compte déjà près de 15 000 abonnés.

Cinq chansons de la liste d'écoute Quépop

Soleil, d'Eli Rose

Placebo, d'Alexe

Une raison d'exister, de Marc Dupré

Escaliers dorés, de Caracol

56K, de Loud

Au Canada depuis 2015

Le rayonnement de Spotify au pays n'a plus rien à voir avec ce qu'il était à l'arrivée du service d'écoute en ligne en 2015, souligne Nathan Wiszniak, patron du bureau canadien de Spotify. Le streaming n'est plus un phénomène marginal, mais une manière bien ancrée de consommer de la musique.

«C'est récompensant de voir des artistes canadiens avoir un accueil international à cause de notre plateforme», dit-il en citant les cas de Charlotte Cardin, Daniel Caesar et Alessia Cara.

Nathan Wiszniak insiste en entrevue sur la portée mondiale de Spotify et tous les outils qu'il fournit aux artistes. 

«Les artistes apprécient nos données numériques. C'est un outil pour les imprésarios, les labels et les artistes pour atteindre leur public et savoir où il est.»

Les curateurs de Spotify ont-il la pression de «soutenir» les artistes de façon égalitaire? «Au bout du compte, tout revient à avoir une bonne chanson. Une bonne chanson va se retrouver sur une liste d'écoute», répond Nathan Wiszniak.

Pour un artiste, être sur une playlist n'est pas suffisant, ajoute Guillaume Moffet. «Il faut une stratégie.» Et bien entendu, une chanson anglophone a plus de chances de faire partie d'une liste d'écoute de portée internationale.

«Ce n'est pas tout»

Le label montréalais Bonsound représente des artistes pour qui le streaming est important, dont Geoffroy, Beyries et Milk & Bone. «Entrer dans les grosses listes de lecture peut vraiment changer la donne, opine le "label manager" Jason Bissessar. Cela peut créer de nouveaux fans, mais ce n'est pas tout. Il faut travailler fort et il faut un vrai buzz organique.»

«C'est une job de label de bien présenter l'artiste, ses nouveautés et ses dates de tournée, poursuit-il. Il faut que ce soit sérieux aux yeux des curateurs. [...] C'est une question de représentation. C'était un peu la même chose dans le temps avec les magasins: longtemps à l'avance, tu travaillais pour que beaucoup de CD soient commandés», note Jason Bissessar.

Pour le succès d'un artiste, surtout s'il chante en anglais, le streaming est devenu une partie importante de l'équation, mais cela ne fait pas une carrière.

En plus, l'industrie évolue rapidement et le modèle pourrait encore changer, souligne Louis-Armand Bombardier. La rumeur veut que Facebook lance un service musical. De son côté, Google finance UnitedMasters, une entité qui remplacerait la structure d'un label.

«Pour moi, c'est le far west, dit le patron de L-Abe. Il y a des opportunités incroyables, mais il y a aussi des tempêtes à venir.»

Quels revenus en retirent les artistes?

Dans le milieu, on considère qu'un million d'écoutes en ligne d'une chanson équivalent à environ 7000 $ de revenus pour l'artiste et l'ensemble de son équipe, s'il y a lieu. Avec Spotify qui a fait une demande d'introduction en Bourse, Geneviève Côté, chef des affaires du Québec à la SOCAN, espère que l'argent qui pourrait être récolté ira aux artistes. «La musique aide Spotify à bâtir son produit, sa compagnie, son chiffre d'affaires.» Les artistes doivent vivre de leur art, plaide-t-elle. «Si Spotify est un étang et que ses poissons meurent, le modèle ne fonctionne plus.»

1/4 

Il y a trois ans, environ le quart des utilisateurs de Spotify était au Québec. Aujourd'hui, le géant suédois refuse de confirmer le nombre d'utilisateurs de son service d'écoute au Canada. De son côté, Apple Music n'était pas en mesure de nous accorder une entrevue. Google Play Music est aussi établi dans le marché canadien.

Image tirée de Facebook

La chanteuse Joannie Benoit remercie Spotify et son curateur Guillaume Moffet pour avoir inclus une de ses chansons sur trois listes d'écoute.